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PERSONNE ET FONCTION. Dès sa naissance, l'individu vivant en régime communiste est placé sous l'emprise d'un système extrêmement puissant qui vise à faire de lui (le plus souvent avec succès) un « homme nouveau » répondant pleinement aux principes de cette société. Et il faut reconnaître que ladite société s'acquitte fort bien de cette tâche ignoble. Nul n'ignore aujourd'hui que le communisme est avant tout une société où l'homme fait du mauvais travail, mais où il le fait on ne peut mieux. Bien faire ce qui est mal, tel est le propre de la société communiste, qu'il s'agisse de détails insignifiants, d'imitations en tout genre ou de faux papiers. Cela est particulièrement vrai de ce que l'on peut considérer comme le produit essentiel de toute société, à savoir l'homme. La société communiste fabrique sur une grande échelle des êtres parfaitement constitués, dépourvus de tout sens moral et de toute notion de socialité et prêts à accomplir n'importe quelle ignominie si les circonstances l'exigent. En d'autres termes, nous dirons que la société communiste ignore ce qu'est la " personne ". Cela ne veut pas dire que les individus sont incapables d'agir comme des personnes, mais que, s'ils agissent ainsi, ils se placent en dehors de l'histoire, soit qu'on les isole de force, soit qu'on les anéantisse. L'homme ne peut réaliser qu'une seule action inhérente à sa personne, mais c'est trop peu pour que l'on puisse parler de personne alors que justement la personne est un individu social qui accomplit plus ou moins régulièrement des actes permettant de le juger comme tel. Il existe évidemment des situations exceptionnelles où l'homme conquiert la possibilité de s'affirmer pendant un assez long moment en tant que personne. Mais la société communiste a vite fait de se débarrasser de ce genre d'individus. Ces cas sont d'ailleurs excessivement rares, donc négligeables. Ils ne sont en rien typiques de la société communiste. En revanche, l'absence, voire même la destruction (ou l'expulsion) d'individus qui ont le culot de vouloir être des personnes, voilà qui est tout à fait caractéristique de cette société. La société communiste tend vers un état de dépersonnalisation totale. On est plus tranquille. L'ordre s'en trouve facilité et le pouvoir a moins de soucis. Cependant si un individu devient une personne remarquable et s'oppose ainsi à la réalité environnante, cela ne veut nullement dire qu'il a mené une existence vertueuse et qu'on peut le compter parmi les saints. S'il tente effectivement de mener ce genre de vie, deux possibilités se présentent : ou bien on le liquide rapidement en recourant à tous les moyens disponibles, ou bien on en fait un militant de la bonne cause, qui lutte contre les petites injustices dans son entourage immédiat et se voit aussitôt encouragé par les autorités et la propagande. Ce combattant de la vérité lutte pour la réparation des robinets d'eau courante, l'interdiction de fumer et la suppression des transistors trop bruyants. Il est le rempart du communisme. Jamais il ne s'opposera au système en tant que tel. Pour se livrer à ce genre d'opposition, il faut faire quelque chose, mais d'abord mûrement réfléchir et vivre suffisamment longtemps, il faut pour une raison ou une autre y avoir été poussé par la société. Bien sûr, le caractère, l'éducation, les événements passés ont leur importance, une importance quelquefois décisive. Mais pas toujours. Et de façon qui n'est pas toujours évidente. Mais surtout l'homme qui s'engage sur cette voie mène une vie absolument normale; ce n'est que peu à peu qu'il devient exceptionnel. C'est pourquoi il arrive en Union soviétique que des personnalités « éclatent brusquement des citoyens nantis et au-dessus de tout soupçon se mettent à protester, à défendre leur dignité d'homme, bref se révoltent. Une fois encore cette situation résulte du mode de vie de la grande majorité de la population. Au niveau des communes, chacun considère son voisin non pas comme un être autonome, comme une entité contenant en elle-même tout ce qu'il y a de précieux dans le monde, mais simplement ment comme la fonction d'un tout. Ce qui explique que l'on change si facilement d'amant, d'ami ou de compagnon. Facilement, car l'important c'est la fonction que peut remplir n'importe quel individu adéquat, et non pas le partenaire en tant qu'être unique et souverain. Personne n'est irremplaçable : tel semble être le principe en vigueur. La différence entre l'homme-fonction et l'homme-personne ne passe pas par une différence de culture ou d'instruction. L'homme-fonction peut être très instruit et très cultivé et inversement l'homme-personne peut être inculte et peu instruit. Elle est due au caractère de la relation qui s'établit entre individus et entre individus et groupe. Je ne porte pas ici de jugement appréciatif. Entre une personne n'est pas obligatoirement bien et être une fonction n'est pas automatiquement mauvais. Les travailleurs des sovkhoses et des kolkhoses d'Union soviétique, par exemple, sont plus instruits que les paysans d'avant la révolution et leurs conditions de vie sont généralement meilleures, mais ils jouent néanmoins le rôle de fonctions partielles au sein de personnes collectives, alors que même les paysans pauvres de jadis conservaient leur individualité. Outre la division qui s'opère entre les hommes selon leurs fonctions dans la vie active de la collectivité et leur position sociale officielle, il existe une division, officieuse celle-ci, et d'ailleurs tout aussi importante dans la pratique, qui s'opère selon les fonctions non officielles remplies toujours au sein de cette même collectivité. Les notions de volontariat et de contrainte ne sont guère applicables dans ce cas. Sont simplement choisis pour tenir ces rôles ceux qui sont le plus aptes à remplir ces fonctions. Et ces rôles quels sont-ils ? Informateur auprès des dirigeants, colporteur de ragots, combattant de la vérité, dénonciateur, bon citoyen, " réactionnaire ", génie. J'ai décrit dans mes livres bon nombre de ces hommes-fonctions et parmi eux : le bon citoyen. Je m'attarderai sur ce cas, car il s'agit d'un exemple caractéristique et intéressant dans la mesure où il complète le portrait de l'homme de la société communiste. En créant une catégorie particulière d'individus jusque-là inconnue dans les sociétés d'un autre type - je veux parler du bon citoyen - la société communiste a apporté une contribution essentielle au progrès social. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas eu auparavant de bons citoyens ou encore qu'il n'en existe pas dans d'autres pays. Il devait même y en avoir davantage jadis et on en trouve infiniment plus aujourd'hui dans d'autres sociétés que dans la société communiste. Mais le problème n'est pas là. Il est dans le rôle social particulier que jouent les individus. De même que l'on trouve toujours dans des groupes suffisamment grands et stables quelques personnes (ordinairement une) pour tenir le rôle de bouffon, de la même façon il se trouve toujours dans les groupes sociaux de la société communiste quelques individus (le plus souvent un) pour jouer le rôle de bon citoyen. Qui sont-ils ? Bien évidemment des gens aptes à tirer le meilleur parti possible de ce rôle honorifique. Mais l'important est ailleurs : il s'agit de savoir quels actes visibles ces individus accomplissent régulièrement en tenant leur rôle et ce qu'ils sont profondément. Ordinairement les bons citoyens eux-mêmes ignorent, tout comme leur entourage, ce qu'ils sont, ce qui est déjà l'une des manifestations essentielles de leur être. Le bon citoyen agit de la même façon que les autres, mais il agit de telle sorte que ses actions donnent l'impression d'être l'incarnation même de la bonté, de la sensibilité, de l'honnêteté, de l'audace et autres vertus abstraites. Par le fait même de son existence, il semble dire aux hommes : voyez comme on peut être vertueux sans pour autant souffrir et en en tirant même avantage et récompense. Sa présence dans différentes organisations est pour celles-ci un gage de moralité, elle masque leur véritable nature ; ce sont précisément les bons citoyens qui dissimulent aux yeux du grand public les côtés les plus écoeurants de la réalité communiste. Ils ne se contentent pas simplement de participer aux crimes. Ils les parent du masque de la vertu ou de la triste nécessité. En outre, ils sont dangereux. Ils vous frappent à l'instant décisif et à un moment où vous vous y attendez d'autant moins que vous comptez sur eux, et que vous ne soupçonnez même pas qu'ils puissent être le défaut de votre cuirasse. Les dirigeants se rendent parfaitement compte du rôle que jouent les bons citoyens et ils ne manquent jamais de les encourager, voire d'inventer leur existence s'ils viennent à manquer. Ce sont eux qu'on élit, qu'on récompense, qu'on montre en exemple. Les cas où un bon citoyen se transforme en opposant sont pratiquement exclus. Dès que ses supérieurs remarquent qu'il outrepasse son rôle, il est aussitôt remis à sa place, sinon privé de ses compétences. J'ai spécialement choisi l'exemple du bon citoyen pour mieux souligner que, dans une société où règne le communautarisme, les vertus sont elles aussi des fonctions particulières des individus et non pas des qualités innées. La vertu y est souvent mieux rétribuée que le crime. Et son rôle caché est parfois infiniment plus répugnant que la conduite affichée du scélérat. Les choses se passent de façon analogue avec les autres fonctions sociales de la collectivité. J'ai parlé plus haut de celle des combattants de la vérité. Ce qu'il est intéressant de noter ici, c'est qu'une commune ordinaire représente en fait quelque chose comme un individu qui se serait fragmenté en une multitude de personnes différentes. Si main-tenant vous voulez savoir ce que représente en puissance et en tant qu'être complet l'homme de la société communiste, il vous faut faire ce genre d'opération : prendre une organisation moyenne typique, mettre en évidence sa structure et les fonctions variées que remplissent ses membres, puis réunir le tout en imagination et constituer ainsi les caractéristiques d'un seul individu. Vous obtiendrez ainsi un être que Marx lui-même définissait comme sui ensemble de relations sociales. La collectivité engendre ses membres à son image et à sa ressemblance, et les membres de la collectivité reproduisent le groupe conformément à leur nature. Le cercle se referme. Il n'y a pas d'issue intérieure, nous créons notre vie sociale conformément à ce que nous représentons en tant qu'êtres historiquement formés. Dans la société communiste, tout le monde ou presque s'occupe de réduire l'homme à l'état de nullité rampante. C'est une tâche professionnelle ou quasi professionnelle. Et dans cette entreprise l'arme la plus puissante s'avère justement être la médiocrité, la servilité, la nullité de chacun. C'est une forme naturelle d'autodéfense et d'autoconservation. Et pour vaincre cette force terrible, il faut des siècles et des victimes. Ils ne se contentent pas simplement de participer aux crimes. Ils les parent du masque de la vertu ou de la triste nécessité. En outre, ils sont dangereux. Ils vous frappent à l'instant décisif et à un moment où vous vous y attendez d'autant moins que vous comptez sur eux, et que vous ne soupçonnez même pas qu'ils puissent être le défaut de votre cuirasse. Les dirigeants se rendent parfaitement compte du rôle que jouent les bons citoyens et ils ne manquent jamais de les encourager, voire d'inventer leur existence s'ils viennent à manquer. Ce sont eux qu'on élit, qu'on récompense, qu'on montre en exemple. Les cas où un bon citoyen se transforme en opposant sont pratiquement exclus. Dès que ses supérieurs remarquent qu'il outrepasse son rôle, il est aussitôt remis à sa place, sinon privé de ses compétences.
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