Par Andrew Korybko − Le 4 juin 2021 − Source Oriental Review La
promesse envoyée par télégramme par le président Xi de
soutenir pleinement la Syrie à l’issue de ses dernières
élections pourrait ouvrir une nouvelle ère géopolitique si sa
rhétorique présage d’une nouvelle réalité au sein de
laquelle la République Populaire assiste son homologue arabe
quant à perfectionner son exercice d’équilibrage difficile
entre plusieurs
puissances. Photographie
(voir sur article en lien) L’exercice d’équilibrage syrienLa Syrie s’est fait engluer dans un dilemme géopolitique depuis déjà plusieurs années : elle subit des pressions à la fois de la part de puissances amicales et hostiles pour lui faire mettre en œuvre des réformes politiques, dans le cadre de son difficile processus de paix. Ces pressions ont pris plusieurs formes : d’une part le « projet de constitution » écrit par la Russie, qui constituait une forme plus douce de pression visant à encourager aux compromis mutuels entre toutes les parties légitimes du conflit ; d’autre part, les tentatives bien plus agressives menées par les États-Unis pour forcer Damas à des concessions politiques unilatérales. Prise entre ces deux parties rivales, qui en substance poussent vers un résultat structurel très similaire, la Syrie les a subtilement détournées en renforçant sur tout le spectre ses relations avec l’Iran, afin d’améliorer sa position stratégique, et ainsi de se donner plus de temps avant qu’une possible percée puisse se produire. Les risques iraniensMais le vecteur iranien de la grande stratégie syrienne n’est pas sans poser ses propres défis, car la Russie comme les États-Unis préféreraient, chacun pour ses propres raisons, que les forces militaires de la République islamique quittent la République arabe, en dépit du fait que c’est bien Damas qui les a invitées à opérer sur son sol. La Russie envisage un retrait progressif, honorable et préparé en plusieurs phases de l’Iran hors de Syrie, et considère qu’un tel retrait fournirait l’impulsion pour une suite plus grande d’accords diplomatiques visant à sécuriser une paix sur le long terme en Asie occidentale. De leur côté les États-Unis sont toujours simplement opposés par principe à l’expansion de l’influence de l’Iran dans la région. Les deux Grandes Puissances sont également alliées avec « Israël« , chacune à sa manière ; ce dernier pays considère la présence militaire iranienne dans la Syrie voisine comme une grave menace à sa sécurité nationale. Néanmoins, la Syrie a maintenu sa loyauté envers l’Iran et a refusé de demander son départ, malgré des bombardements « israéliens » pratiqués par centaines au fil des années. Lectures sur le contexteLe contexte sous-jacent est bien plus complexe que ce que nous avons pu décrire ci-avant, mais le lecteur intrépide peut se mettre au fait des analyses passées du même auteur au sujet de ces dynamiques compliquées s’il souhaite en apprendre davantage au sujet des détails et dynamiques particuliers :
En résumé, la Syrie semblait destinée à mettre en œuvre de manière inévitable une forme de concession politique visant à la décentralisation, tout en demandant à l’Iran de mettre en place un retrait militaire, honorable et préparé, hors du pays, si elle escomptait la moindre chance de voir les États-Unis lever leurs sanctions unilatérales, et pouvoir ainsi enfin se reconstruire. Le remodeleur chinoisToutes ces remarques ont été pertinentes des années durant, mais pourraient se retrouver dépassées, si les dernières sorties rhétoriques de la Chine présagent d’une nouvelle réalité. Le président Xi a promis, dans le télégramme qu’il a envoyé à son homologue syrien à l’issue des dernières élections, que la République Populaire « allait accorder toute l’assistance possible… pour revitaliser l’économie du pays et améliorer la vie de la population », entre autres choses telles que l’aide pour la Covid-19 et l’amélioration des relations bilatérales. Un tel scénario était déjà en cours d’apparition, mais sa probabilité a été fortement accrue au cours des six derniers mois, comme l’indiquaient les récentes analyses publiées par le même auteur :
En bref, le partenariat stratégique sino-iranien conclu pour une durée de 25 années permet à la République Populaire de se connecter à la République islamique au travers du Pakistan, en étendant vers l’Ouest le CPEC, projet amiral des Nouvelles Routes de la Soie, suivant la vision W-CPEC+. Le couloir émergent pourra alors s’étendre davantage à l’Ouest jusque la Syrie. En outre, l’influence iranienne profondément implantée et la confiance absolue que ses représentants ont pour leurs homologues syriens peut ouvrir des portes importantes pour la Chine en Syrie. Le résultat final est que Damas pourrait s’abstraire d’avoir à souscrire à des compromis si l’assistance de Pékin au travers des Routes de la Soie permet de reconstruire le pays de manière fiable. Conséquences stratégiquesJusqu’à présent, la Russie semblait avoir pris pour acquis le fait que la Chine n’investirait pas de manière sérieuse en Syrie dans un avenir proche, du fait de la situation politico-militaire irrésolue qui est celle du pays, et qui pourrait mettre en péril ses projets des Routes de la Soie. Néanmoins, la République Populaire semble avoir interprété la conclusion réussie des dernières élections syriennes comme un message fort au monde, laissant paraître le fait que tout revient enfin en ordre dans la République Populaire, du moins suffisamment pour que la Chine puisse considérer y investir de manière plus étendue. Si cela se déroulait comme prévu, l’influence russe en Syrie connaîtrait un relatif déclin, car Damas n’aurait aucune raison d’accepter les compromis auxquels Moscou l’a gentiment encouragée au cours des quelques années passées, dont celui concernant le retrait dans l’honneur mais préparé de l’Iran hors du pays. Les calculs de la RussieL’exercice d’équilibrage régional de la Russie pourrait par conséquent devenir moins bien dosé si la Russie n’est plus en mesure de jouer sur les grands accords diplomatiques qu’elle a projetés et sans doute à tout le moins laissé connaître à ses nouveaux partenaires, tels « Israël » et la Turquie. En outre, la position économique dominante qui était celle de la Russie en Syrie pourrait prochainement se voir défiée du fait de la « compétition amicale » désormais pratiquée par la Chine sur ce terrain. La Syrie a évidemment tout à gagner à faire jouer l’une contre l’autre ces deux Grandes Puissances, dans un processus d’enchères au meilleur accord de reconstruction possible. Mais la Russie pourrait souffrir en silence d’avoir à perdre l’un de ses leviers d’influence les plus puissants sur le pays. La Russie peut toujours faciliter de manière indirecte les opérations de bombardement pratiquées par « Israël » contre l’Iran pour réduire l’influence de ce pays en Syrie, mais elle ne peut rien faire pour contrer la Chine. Cette observation suggère que la politique pratiquée par le Kremlin en Syrie pourrait prochainement changer. Du « Monopole » à l’arrangement »La « culture stratégique » de la Russie présente une tradition séculaire d’influence sur les décideurs pour « monopoliser » les régions étrangères dans lesquelles ils opèrent, ce qui permet à Moscou de devenir la puissance indéniablement dominante sur ces lieux. Cela a commencé à changer au moment de la fin de la première guerre froide, surtout dans les régions sur lesquelles la Russie avait bénéficié de l’emprise la plus forte. La marche vers l’Est de l’OTAN a vu la Russie « s’accommoder » à reculons du bloc militaire en Europe centrale et orientale, cependant que l’expansion des Routes de la Soie vers l’Asie centrale ont vu la Grande Puissance eurasiatique en faire autant avec son principal partenaire stratégique. Par suite de la guerre du Karabakh l’an dernier, la Russie s’est vue contrainte de « s’accommoder » de la présence turque dans le Sud-Caucase, et désormais, par suite du télégramme envoyé par le président Xi, de la présence chinoise en Syrie, le joyau de la couronne de la grande stratégie de Moscou pour le Moyen-Orient. La nouvelle réalitéLa principale tendance est que la Russie s’adapte de manière souple à l’ordre mondial multipolaire en cours d’émergence, y compris dans le contexte mouvant de la guerre mondiale de la Covid, qui a débouché sur une transition d’un modèle de « monopolisation » à son nouveau modèle d’« arrangement ». Dans le cas syrien, Cela amènera sans doute la Russie à diminuer certaines des « pressions amicales » qu’elle avait jusqu’alors pratiquées sur Damas pour que celle-ci mît en œuvre les compromis projetés par la Russie, dont la demande à faire à l’Iran de pratique un retrait militaire hors de Syrie. La Grande Puissance eurasiatique pourrait bientôt réaliser que la Syrie pourrait tout bonnement la remplacer par la Chine à la place de partenaire stratégique préféré de la République arabe, étant donné que Moscou va rester militairement présente dans le pays comme préalablement convenu, mais ne sera pas récompensée économiquement par l’attribution de contrats de reconstructions bénéficiaires si elle ne « s’arrange » pas des intérêts de Damas en lien avec ce point. ConclusionPourvu que la Chine honore la promesse formulée par le président Xi, et que l’Iran n’ait pas déjà conclu un accord secret avec les États-Unis pour pratiquer un retrait progressif hors de Syrie, dans le cadre d’un plus vaste compromis au sujet de son programme nucléaire (scénario qui paraît peu plausible et deviendrait sans doute impossible si les principalistes/conservateurs remportent les élections à venir en ce mois de juin), les probabilités sont très fortes pour que le jeu géopolitique vienne soudainement d’avoir changé en Syrie. Les relations russo-syriennes resteront excellentes, mais leur nature exacte pourrait quelque peu changer si Damas joue avec davantage de confiance la carte chinoise pour protéger ses intérêts politiques et militaires en lien avec son refus de mettre en œuvre divers compromis, ainsi que la demande de retrait honorable et progressif de l’Iran hors de Syrie. Les États-Unis ne seront sans doute pas satisfaits d’un tel développement, mais ils ne pourront rien faire concrètement pour inverser cette tendance. Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride. Note du Saker Francophone
On pourra ajouter sur la liste des échecs de l'empire étasunien unipolaire, non seulement son incapacité à renverser le gouvernement d'un pays de dimension assez moyenne, mais en prime le fait que la guerre hybride déclenchée par les agences CIA, NED, etc débouche en fin de compte sur l'implantation chinoise dans le pays. Les dents n'ont pas fini de grincer à Washington.
Article 2 :
Pourquoi un Yalta II ?
par Thierry Meyssan 15 juin 2021
Les
États-Unis ne sont pas l’hyper-puissance qu’ils rêvaient
d’être. Ils ont enduré une terrible défaite militaire en
Syrie avec une centaine d’États alliés. Même si ces derniers
continuent à se bercer d’illusion, le moment des comptes est
venu. Pour survivre, Washington n’a pas d’autre choix que de
s’allier avec un de ses adversaires. La Russie ou la Chine ?,
telle est la
question. En 1945, la conférence de Yalta jeta les bases d’un partage du monde en zones d’influence des trois grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale : les USA, le Royaume-Uni et surtout l’Union soviétique. Durant toute la Guerre froide, chaque camp insulta publiquement l’autre, mais ils s’entendirent toujours sous la table. La recherche historique a montré que, si à tout instant l’accord aurait pu tourner à l’affrontement, les invectives étaient plutôt destinées à souder chaque camp qu’à blesser l’adversaire/partenaire. Ce système ne fut jamais contesté. Il perdura jusqu’à la disparition de l’URSS, en 1991. Depuis lors, les États-Unis ont prétendu être la seule hyper-puissance capable d’organiser le monde. Ils n’y sont pas parvenus. En de nombreuses occasions, la Chine et la Russie —héritière de l’URSS— ont tenté de rebattre les cartes. Elles n’y sont pas parvenues non plus, mais n’ont pas cessé de progresser. Le Royaume-Uni, qui avait adhéré à l’Union européenne durant la Guerre froide, en est sortie afin de concourir à nouveau (« Global Britain »). Il n’y a donc plus trois, mais quatre puissances qui ambitionnent de se partager le monde. À l’issue de la période de confusion des années 1991-2021, de « Tempête du désert » au « remodelage du Moyen-Orient élargi », l’ambition des États-Unis s’est brisée en Syrie. Plusieurs années lui ont été nécessaires pour admettre sa défaite. Les armées russes disposent désormais d’armes beaucoup plus avancées et l’armée chinoise d’un personnel beaucoup plus qualifié. Il est urgent pour Washington de prendre acte de la réalité et d’accepter un accord, faute de quoi, il perdra tout. Il ne s’agit plus de calculer ce qui est le meilleur pour lui, mais d’entreprendre tout pour survivre. Les alliés des États-Unis n’ont pas perçu l’importance de la catastrophe militaire en Syrie. Ils persistent à se mentir à eux-mêmes et à traiter ce conflit majeur, impliquant plus encore d’États que la Seconde Guerre mondiale, comme une guerre « civile » dans un petit pays lointain. Il sera donc particulièrement difficile pour eux de se plier aux reculs en cascade de Washington. Un Yalta II est la dernière chance pour le Royaume-Uni. L’ancien « Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais » n’a plus les moyens militaires de ses ambitions. Mais il conserve un savoir-faire exceptionnel et un cynisme à toute épreuve (la « Perfide Albion »). Il participera à n’importe quel marché pourvu qu’il lui assure une rente. Il se glisse dans les pas de l’Administration US en profitant de leur culture commune et de solides réseaux d’influence. La Pilgrim’s Society (Association des Pères pèlerins), qui fut très présente lors de la première administration Obama, est de retour à la Maison-Blanche. La Russie n’est pas l’URSS, dont peu de dirigeants étaient russes. Elle ne cherche pas à faire triompher une idéologie. Sa politique extérieure n’est pas fondée non plus sur une fumeuse théorie « géopolitique », mais sur la projection de sa forte personnalité. Elle est prête à négliger ses intérêts plutôt que de se renier. La Chine revient de très loin sans rien devoir à personne et surtout pas à ceux qui l’ont anéantie au début du XXème siècle. Elle entend avant tout récupérer sa zone d’influence régionale et commercer avec le reste du monde. Elle sait attendre, mais n’est prête à aucune concession. Elle est aujourd’hui alliée de la Russie, mais se souvient de son rôle lors de sa colonisation et n’a pas abandonné ses prétentions territoriales sur la Sibérie orientale. Bref aucune des quatre grandes puissances n’agit selon la même logique et ne poursuit les mêmes objectifs. Cela rend plus facile de trouver un accord, mais plus difficile de le tenir. Le Pentagone a désigné un groupe de travail chargé de réfléchir aux options possibles face à la Chine (DoD China Task Force) qu’il craint plus que la Russie. En effet tout ce que Beijing récupérera de sa zone d’influence régionale, il le fera au détriment des positions de Washington en Asie. De son côté, la Maison-Blanche a organisé un groupe de travail ultra-secret chargé d’envisager les nouveaux ordres possibles. Le premier groupe a rendu son rapport qui a été classifié. Nul ne sait si le second a terminé ou non ses travaux. C’est ce groupe qui veille à la destinée des États-Unis. Sa composition elle-même est secrète. Ses membres sont à l’évidence plus puissants qu’un président sénile. Il joue un rôle décisionnaire central comparable à celui du Groupe de développement de la politique énergétique nationale (National Energy Policy Development Group — NEPD) durant l’Administration Bush-Cheney. Rien ne permet pour le moment de savoir si ce groupe représente des objectifs politiques et/ou des intérêts financiers. Quoi qu’il en soit, il est clair que la Finance globale influence à la fois l’Otan et la Maison-Blanche. Elle ne cherche pas à changer les alliances, mais plutôt à disposer des informations nécessaires pour s’adapter dans l’ombre à ces changements et préserver sa position sociale. Les déplacements des différents envoyés spéciaux de Washington laissent à penser que l’Administration Biden a déjà choisi de restaurer le duopole de la Guerre froide. C’est pour Washington le seul moyen d’éviter une guerre contre une alliance russo-chinoise à laquelle il ne survivrait probablement pas. Cette option implique que Washington s’engage à défendre l’intégrité de la Sibérie russe face à la Chine et que Moscou défende réciproquement les bases et possessions US situées dans la zone d’influence chinoise. Cette option suppose que Washington reconnaisse la prééminence économique chinoise dans le monde. Mais elle lui laisse la possibilité de contenir politiquement « l’Empire du Milieu » afin qu’il ne devienne jamais une puissance mondiale au plein sens du terme. Le seul véritable perdant serait la Chine, toujours privée d’une partie de sa zone d’influence et cantonnée politiquement. Elle serait cependant apaisée, pour le moment, en la laissant récupérer Taïwan que le Think Tank du Pentagone considère depuis une semaine comme « non essentiel » pour les USA. Il faut bien comprendre que le principal obstacle aux USA est mental. Depuis 2001, Washington est persuadé que l’instabilité joue en sa faveur. C’est pourquoi il instrumente sans complexe les jihadistes partout dans le monde, mettant ainsi en œuvre la stratégie Rumsfeld/Cebrowski. Or le concept d’un accord de type Yalta est tout au contraire un pari sur la stabilité ; ce que ne cesse de prêcher Moscou depuis deux décennies. Le président Biden a prévu de rencontrer ses partenaires britanniques pour renforcer leur alliance sur le modèle de la Charte de l’Atlantique ; puis réunir ses principaux alliés pour le G7 : et enfin de rencontrer ses alliés militaires et civils de l’Otan et de l’Union européenne. Ce n’est qu’après s’être assuré de la fidélité de tous, qu’il rencontrera son homologue russe, Vladimir Poutine à Genève, le 16 juin. Tout cela est paradoxal, car cela revient à faire faire par l’Administration Biden très exactement ce que l’on a empêché l’Administration Trump de réaliser. Quatre années ont été perdues pour rien. (À suivre…)
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