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http://www.aredam.net/frank-hagenbucher-maltraitance-vieillard.html
11 octobre 2008,
Article au sujet de la maltraitance
des vieillards. Cet article fait l'impasse sur l'essentiel, qui est que
dans l'immense majorité des cas, l'heure du "grand âge",
est l'heure des règlements de compte entre enfants et parents,
tant dans notre société, la maltraitance commence par celle
des enfants, et que cette maltraitance est même intrinsèque
à cette société. L'enfant doit être plié,
cassé, brisé, pour entrer dans le moule. L'enfant ne doit
pas connaître un développement propre. Il ne doit qu'être
conformé de force au modèle social, et devenir un simple
élément, un rouage, de la société.
Cet article est intéressant
dans le sens où il dévoile la réalité finale
de ce que vont vivre la plupart des gens, et surtout pour ce qu'il omet.
Mais peut-on s'attendre à autre chose de la part de son auteur
qui mène un combat contre la maltraitance du grand âge, M.
Frank Hagenbucher, qui est un employé normal des institutions de
"recherche", de plus ayant exercé à l'IRD, ex-ORSTOM,
qui est un organe colonial voué à la "mise en valeur",
soit à l'exploitation des colonies, puis des ex-colonies, par l'Occident.
Le "grand âge"
est le moment où les anciens bourreaux se retrouvent à la
merci de leurs victimes. Ce fait fondamental est nié dans cet article,
qui fait état du "combat" de ce chercheur, un individu
qui ne poursuit au fond que l'amélioration de l'ordre social, pour
le conserver, ordre fondé la domination et l'exploitation. Le grand
âge est le moment de justice unique dans la vie humaine dans cette
société, le moment du retour du bâton. Aucune classe
n'y échappe.
En réalité, il s'agit
dans le cas de ce chercheur, d'une exemple un peu original d'un parcours
motivé par le banal et trivial appétit de promotion, de
notoriété, de domination sociale. Ce genre de motivation
gomme toute idée de changement de l'ordre social présent,
fondé sur justement la domination de certains sur les autres. Ce
domaine de dénonciation de la maltraitance du grand âge n'est
qu'un prétexte pour dominer. En règle général,
ceux qui mènent une lutte dans un domaine strictement spécialisé,
dénonçant un dysfonctionnement social, tels le DAL (Droit
au logement), ou comme d'autres, dans la défense des citoyens contre
les dérives de l'appareil judiciaire, et non une lutte globale,
ne font que conforter le système, recherchant non pas à
le transformer, mais à le conserver. Derrière ce qui n'est
qu'une simple façade altruiste, ils ne visent qu'à satisfaire
un désir égoïste d'ascension sociale. Oblitérer
la cause fondamentale des malheurs qu'ils dénoncent, soit la domination
et l'exploitation de la masse par une minorité, ce qui est le fondement
de notre société, revient à interdire toute contestation
de ce fondement. Il ne peut y avoir de lutte spécifique qui ne
servent le système d'exploitation. Toute lutte non globale sert
et renforce le système d'exploitation.
Dossier Violences Judiciaires
Tutelles et maltraitance du grand âge : une autre exception française
Interview de Frank Hagenbucher, anthropologue, par Claire-Lise Marso,
publiée en septembre 2006 par la revue culturelle Le Mague.
http://www.lemague.net/dyn/article.php3?id_article=2389&var_recherche=hagenbucher
Collectif Contre les Abus Tutélaires - CCAT
franck.hagenbucher@wanadoo.fr
27 septembre 2006
Bonjour Frank. Qu’est-ce qui fait qu’un anthropologue en retraite
s’intéresse de très près aux personnes âgées
?
J’étais encore loin de la retraite lorsque divers événements
m’ont conduit à en savoir plus sur la situation réelle
des personnes âgées et handicapées, notamment en institution
ou sous « protection juridique ».
Je me partageais alors entre mes missions scientifiques en Afrique et
mon soutien, en France, à ma mère déjà très
âgée. Une sorte de grand écart géographique,
psychologique et comportemental qui me plaçait dans des situations
d’autant plus difficiles qu’aucun relais n’était
assuré par quelque parent ou ami.
Puis tout s’est aggravé, au début des années
90, lorsque ma mère a manifesté des symptômes apparentés
au syndrome Alzheimer…
Ce sont à la fois des problèmes familiaux, médicaux
et juridiques concernant cette dernière, puis mon engagement associatif
qui m’ont fait découvrir, dans une progressive sidération,
la situation réelle des « Vieux » dans notre pays,
que ce soit dans les maisons de retraite, les hôpitaux ou, surtout,
sous la coupe des « dispositifs de protection des majeurs protégés
», ces tutelles et ces curatelles qui constituent une entreprise
de spoliation et de maltraitance à grande échelle. Non seulement
j’ai vérifié à travers de dures expériences
personnelles les dérives du système, courantes, ultradélinquantes,
sporadiquement et partiellement évoquées par les médias
lorsque l’actualité n’offre « rien de mieux »,
mais encore j’ai découvert les complicités institutionnelles
qui font de la Justice, des Affaires sociales et du pouvoir médical
les lames d’une machine à broyer plutôt terrifiante.
Des synergies et des solidarités de corps qui ne sont jamais stigmatisées
dans leur ampleur, leur automaticité et leur nocivité. Elles
servent à bloquer les dossiers, relativiser les pires horreurs
et interdire in fine toute dénonciation radicale, ainsi que toute
véritable information du public… J’y reviendrai plus
loin.
La maladie de ma mère a entraîné pendant plusieurs
années une cascade de situations et d’épisodes stressants
dont je vous fais grâce ici mais que peuvent imaginer facilement
ceux de vos lecteurs qui se sont trouvés dans des situations similaires.
Mon frère aîné ayant refusé que j’assure
la tutelle de notre mère mais aussi de s’en charger lui-même,
celle-ci a été malheureusement placée sous la «
protection » d’un mandataire privé œuvrant sous
la responsabilité du Juge des tutelles du Tribunal d’instance
de Boulogne-Billancourt. Quelques mois plus tard, j’ai dû
aussi me résoudre - la mort dans l’âme - à la
placer dans un Centre de Long séjour de cette ville. Ce sont donc
sur ces deux registres que le pire est rapidement survenu.
a) Sur son lieu de vie, ma mère a subi de nombreux accidents graves
- ou en tout cas des épisodes présentés comme accidentels,
nécessitant chaque fois son hospitalisation. Malgré mes
protestations en direction de l’administration et des médecins
de l’établissement - qui dès le début n’ignoraient
pas que j’avais été privé de tout pouvoir de
décision par le système tutélaire - les choses ont
continué de s’aggraver. Ma mère a été
retrouvée, le 1er août 2000, allongée dans un couloir
avec un œil crevé et une épaule à la fois luxée
et fracturée.
Là aussi je vous épargnerai les détails. Le tuteur
et le Juge étant partis en vacances, personne ne pouvait signer
le permis d’opérer. Je n’ai pu finalement le faire
moi-même qu’après d’interminables palabres…
Je n’ai obtenu du Centre de Long séjour un rapport d’accident
qu’après des mois d’insistance par avocat interposé
; un rapport lénifiant qui sous-estimait scandaleusement les faits.
Face à mes protestations, l’établissement m’a
menacé de poursuites en correctionnelle. La DDASS a étouffé
ma plainte. La Juge des tutelles a fait bonne mesure contre moi en édictant
une ordonnance selon laquelle je mettais en péril le bien-être
de ma mère en raison de mon conflit avec la direction de l’établissement
(sic). Malgré mes démarches et mes courriers je n’ai,
jusqu’à ce jour, reçu de la tutelle aucune réponse
quant au taux d’invalidité reconnu à sa mère,
aucune information sur la conclusion des assurances en matière
de responsabilité.
C’est à ce moment que j’ai perçu la solidarité
réflexe et inconditionnelle des institutions concernées
par le devenir de ma mère. « Tu m’appuies sur ce coup-là
et, à charge de revanche, tu sais pouvoir compter sur moi en cas
de besoin… »
b) Mais je n’avais pas encore tout vu. Ayant mis l’appartement
de ma mère en vente, le tuteur a tout d’abord tenté
d’en rafler le contenu par l’intermédiaire d’un
brocanteur de ses amis. Je l’en ai dissuadé, disons…
énergiquement. Puis il a magouillé au-delà du possible
et lésé l’acquéreur, lequel a très légitimement
déposé plainte. Juge et tuteur se sont défaussés
sur ma mère, et c’est celle-ci qui, à 92 ans, sous
tutelle, atteinte d’Alzheimer, bloquée dans son fauteuil
roulant, inconsciente, étrangère à toutes ces manœuvres,
a finalement été traduite en justice en tant que propriétaire
de l’appartement et condamnée, le 21 février 2001,
devant le TGI de Paris.
Dès lors mes actions contre le système tutélaire
et les réactions de celui-ci vont se succéder sur un rythme
soutenu.
• Une grève de la faim que j’interromps au bout de
21 jours parce que ma mère, privée de mes visites, accélère
sa descente ; pendant ce jeûne prolongé, j’apprends
par une alliée sûre qui travaille dans les affaires sociales
que je risque d’être mis sous tutelle parce que devenu «
un danger pour moi-même ».
• Une campagne médiatique : Le Canard enchaîné,
le 25 avril 2001 (« Aux fous ! », de Patrice VAUTIER) ; L’Express,
le 12 juillet 2001 (« La tutelle sous surveillance », de Marie
HURET) ; France-info (Franck COGNARD), le 6 Juillet 2002 ; La Croix, le
30 juillet 2002 (Marianne GOMEZ : « Une vieille dame aux prises
avec la tutelle ») ; Libération, le 6 août 2002 (Emmanuelle
PHILIPPART : « Un fils impuissant face au tuteur de sa mère
») ; Le Parisien (éd. des Hts-de-Seine), le 26 août
2002 (Thimothée BOUTRY : « Frank impuissant face au tuteur
de sa mère ») ; le magazine financier Capital, en février
2003 (Alexandre PHALIPPOU : « Le scandale des tutelles »)
; L’Express, le 4 octobre 2004 (Gilles GAETNER : « Tutelles.
Les abus d’un pouvoir. ») ; Le Point, 14 octobre 2004 (Irène
INCHAUSPÉ : « Sinistres tutelles »). Le Parisien, le
22 mai 2006 (Bruno MAZURIER : « On se heurte à un mur du
silence. Frank HAGENBUCHER a créé le Comité contre
les abus tutélaires »).
• Menaces de la Juge des tutelles qui, s’entretenant par téléphone
avec une journaliste, déclare que mes actions médiatiques
retomberont sur ma mère... Déconcertée, la journaliste
se confie à mon avocat ; celui-ci me fait un témoignage
en bonne et due forme.
• Mes vaines sollicitations en direction de la classe politique
et des gouvernements successifs, et mes démarches auprès
des compatriotes de ma mère (dans l’hexagone et en Corse)
et de l’archevêché de Paris.
• Mes premières initiatives pour en savoir plus sur les coulisses
de cette société (celles qui échappent aux investigations
des médias ou des sciences humaines) et pour découvrir dans
quel contexte national et « judiciaro-gériatrique »
s’inscrivent les malheurs de ma mère ; ma participation de
plusieurs mois aux activités de la maraude de nuit d’Emmaüs
me fait notamment rencontrer dans la rue des « majeurs protégés
» ruinés et abandonnés par leur tuteur.
• Mon premier engagement associatif, sous les auspices de l’Association
française contre les abus tutélaires (AFCAT), puis ma création
du Collectif contre les abus tutélaires (CCAT).
• Mes investigations dans le champ des sciences sociales pour savoir
si des chercheurs se sont déjà penchés sur le phénomène
tutélaire. Je découvre le sale travail accompli par un anthropologue
africaniste qui, grassement payé par l’une des structures
tutélaires les plus connues et les plus contestables, lui délivre
des cautions éthiques à travers des écrits ouvertement
valorisants… C’est également une collaboration au pire
sens du terme à laquelle se livre un acteur de seconde zone, spécialisé
dans les rôles d’humaniste moustachu et hypersympa : dans
une série télévisée intitulée «
Le tuteur » (!) et financée par la même association,
il incarne ce que l’on appelle aussi un gérant de tutelle,
en l’occurrence généreux, compatissant, bref tout
ce qu’il faut pour leurrer les Français sur le dispositif
tutélaire. Cimentée par de nombreux faits de ce genre et
bien d’autres encore, une conviction s’impose à moi,
absolue : de même que l’abjection tutélaire participe
de ce que « Le canard enchaîné » appelait dans
l’un de ses derniers dossiers « l’horreur judiciaire
», celle-ci doit référer, dans toute analyse sérieuse,
à l’évolution du corps social qui tolère ou
favorise cette violation fructueuse et générale des droits
fondamentaux de la personne. Risquons-nous à comptabiliser non
seulement les acteurs politiques, judicaires, sociaux, médicaux
qui savent et sont activement ou passivement complices de ces prédations
et d’autres formes de maltraitance, mais encore les nombreux secteurs
socioprofessionnels qui profitent de la vulnérabilité de
l’âge et du handicap. Force est de constater que nous avons
affaire à un fait social étroitement lié à
la dissolution de la personne dans la frénésie économique.
• Mon affiliation à une association de recherche spécialisée
dans les problèmes de coopération et d’échanges
Nord-Sud. Pourvu à la fois d’une connaissance anthropologique
des problèmes de Santé en Afrique et d’une expérience
plus récente sur la situation des personnes âgées
en France, je pense être en effet bien placé pour éclairer
ce lieu de réflexion et de débats - et à travers
lui l’ensemble du champ des sciences sociales - sur la situation
réelle des « Vieux » en France. Une réalité
terrifiante (le mot n’est pas trop fort) par l’ampleur et
l’accroissement continu des faits et des situations qui la composent,
par ce qu’elle dévoile en matière de maltraitance,
de spoliation, de marchandisation et de chosification de la personne,
et in fine par ce qu’elle annonce au plan de notre évolution
humaine, politique et sociale… Une réalité largement
occultée par les économistes et les socio-anthropologues
au profit d’enquêtes, d’analyses et de publications
recevables, c’est-à-dire « technicisées »,
aseptisées, décalées vis-à-vis des horreurs
que je dénonce, et donc psychologiquement, intellectuellement et
politiquement acceptables... Une réalité largement révélatrice
de l’échec humain et social de notre matrice de progrès
et d’expansion, celle-là même dont nous sommes si fiers
et dont sont issus les projets de développement que nous exportons
dans les « sociétés en transition »… Une
réalité dont les causalités et les conséquences
concernent d’autres échecs patents de l’hypermodernité
et dont nous devrions informer préventivement nos interlocuteurs
du Sud... pour autant qu’ils ne soient pas déjà édifiés
par la visibilité croissante de nos embardées et de nos
dérapages intellectuels, sociaux et comportementaux, ainsi que
par les récits de leurs compatriotes émigrés en France,
témoins incrédules ou consternés de ce chambardement…
Bref, une réalité des plus signifiantes quant à l’évolution
de la modernité, car à la fois située au carrefour
de tous les intérêts et révélatrice, au sein
de ceux-ci, de notre vrai regard sur la personne. C’est pourquoi
j’argumente publiquement en vue de sa mise à l’étude
par ce Forum de chercheurs de haut niveau (structure que je n’ai
d’ailleurs intégrée que dans ce but)… avant
de me heurter à un refus collectif, réflexe, nullement concerté
ou argumenté, un mutisme identique à celui des institutions
et des personnalités précédemment sollicitées
et qui toutes me répondirent par un silence de plomb ou des arguments
à la fois dilatoires et mensongers…
Mon espoir ténu d’un « aggiornamento », d’un
accroissement de conscience et d’un traitement salutaire de nos
perversions sociales et humaines relevait d’une naïveté
pour le moins regrettable chez un type de mon âge et de ma formation,
même si l’on veut bien considérer que j’avais
essentiellement passé mon existence à étudier des
cultures africaines…
Le fait est que nous persistons à nous présenter comme les
héritiers triomphants de la rationalité grecque, des Lumières
et de la science ; comme des parangons de démocratie, d’efficacité
et de progrès ; comme des professeurs de droits de l’homme
; comme les propriétaires du monde, ainsi d’ailleurs que
de sa notice d’exploitation : la modernité, un concept élaboré
au carrefour incertain de la sociologie, de la politique, de l’histoire
et de la science, et dont notre acception, qui s’avère incompatible
avec les systèmes socioculturels différents du nôtre,
constitue en cela le meilleur outil de référence pour enjoindre
ces pays de se réformer.
Après analyse, ce mélange d’ethnocentrisme rédhibitoire,
d’impérialisme chronique, d’universalisme convivial,
d’affairisme féroce, de consumérisme glouton, de groupisme
libertaire, d’exhibitionnisme paroxystique livre un élément
explicatif de sa genèse et de son explosivité dans ce «
village mondial » où tout le monde regarde tout le monde
: notre ignorance ou notre mépris de notre image dans le regard
de l’Autre. J’y reviendrai.
A partir de quel âge en France est-on considéré comme
une vieille personne ?
Inutile de chiffrer. Il n’y a pas d’âge pour être
vieux. La vieillesse reconnue, nommée, objet de répulsion
et rapidement emmurée, c’est l’état de celui
ou celle que l’on ne peut plus considérer comme un «
senior », ce bénéficiaire d’une concession sémantique
censée voiler la décrépitude, l’un de ces bronzés
tardifs et encore actifs qui, souvent, exportent sous les tropiques leur
sourire lifté et leur embonpoint maîtrisé.
Bien que perçu et traité comme un déchet social et
physique, le vieillard, pardon, la personne âgée… subit,
souvent consciemment et avec angoisse, l’exténuation progressive
du statut moral et métaphysique de sa personne, proportionnellement
à la diminution de ses facultés, de son autonomie et de
ses droits sociaux. Elle subit l’ « âgisme »,
ce regard moderne, froid et inquisiteur sur la vieillesse, ainsi que les
considérations économiques suscitées par l’approche
d’un tsunami gériatrique, qui visent d’ores et déjà
à culpabiliser les trainards, ceux qui semblent renacler à
passer de l’autre côté. Si elle ignore que la Banque
mondiale fixe aujourd’hui à 75 ans la limite au-delà
de laquelle tout traitement médical lourd s’avère
anormalement dispendieux et la vie elle-même un luxe discutable,
son instinct et ses dernières sensations lui font savoir qu’elle
n’est plus chez elle ici-bas. Qu’aurait-elle à transmettre
? et à qui ? À une jeunesse branchée, lancée
sur rollers, bardée de fantasmes ludiques et sexuels ?
Attali et Warnock, cités plus bas pour leur souhait d’une
liquidation du grand âge, sont des précurseurs, ou plutôt
des annonciateurs du pire, d’un réel à venir qui frappe
déjà à la porte. Ils choquent encore un peu, mais
pas tant que cela. La preuve : affirmant que le nombre important des cadavres
non réclamés, lors de la canicule de 2003, parle de lui-même,
Régis Debray (« Le plan vermeil ; Gallimard) précise
très justement que nos politiques de la vieillesse sont en retard
sur nos réflexes. Ce faisant, il évoque une responsabilité
collective indubitable, impossible à nier comme on l’aurait
fait il y a quelques années en traitant quiconque la brandit de
moraliste-conservateur-rabat-joie ; le silence s’impose devant l’entassement
des morts en vrac et la panique des pompes funèbres.
Quant est-on perçu comme une vieille personne, dans cette société
marchande et productiviste ? Cela commence à la retraite, je crois.
Rapidement notre âge est investi du chiffre 3, peu avant que nous
ne devenions aussi un être à trois pattes, comme celui que
le sphinx de Thèbes, jadis, demandait aux passants d’identifier
sous peine de dévorer ceux d’entre eux qui n’y auraient
pas reconnu un vieil homme…
L’âge officiel du début de la sénescence est
le mien : 65 ans. Cool ! Selon les manuels de gérontologie, ma
taille diminue, mes cheveux blanchissent, ma peau perd de son élasticité,
ma force musculaire diminue tout comme mes réflexes et ma capacité
pulmonaire, des problèmes articulaires apparaissent, mon sang s’appauvrit,
mon calcium diminue, mon sommeil se détériore, mon attention
n’est plus la même, quant à mes capacités sexuelles...
Bien entendu, je ne m’aperçois de rien. Les autres, certainement.
C’est aussi pourquoi le Papy que je deviens fait de la résistance,
n’ignore pas ce qui l’attend demain entre tutelle et canicule,
fait encore dans les arts martiaux et « se la joue » finalement
comme les « seniors » qui le font rire par leur aveuglement
sur eux-mêmes.
C’est, je crois, d’un double regard entre soi et les autres
que procède notre âge, ou plutôt l’état
et le chiffrage officiels de notre vieillissement. Les autres nous jaugent
et nous jugent, tandis que nous nions et biaisons aussi longtemps et autant
que faire se peut, jusqu’au moment fatal où la pente s’accélère
: déchéance mentale, diagnostic Alzheimer, piège
tutélaire, placement en « résidence », redécouverte
des couches-culottes, veille angoissée dans la nuit du mouroir,
gémissements d’un moribond dans la pièce voisine…
Le « troisième âge » encore fringuant évalue
et rumine le risque d’en arriver bientôt à pareille
situation, tout en s’attachant dans le présent à définir
son identité, son rapport à soi et à l’environnement.
Sa difficulté à y parvenir ne peut lui être tout à
fait imputée à tort, ou du moins elle s’explique.
L’érosion des conventions et des repères sociaux qui
l’obligeaient autrefois à « s’assumer »
dans des attitudes spécifiques et validées par les autres
générations le place aujourd’hui, vis-à-vis
de celles-ci, dans une position ambiguë et conflictuelle. Aucun des
scénarios identitaires et comportementaux à sa portée
ne le situe en cohérence avec quelque globalité sociale
soucieuse comme autrefois de le voir transmettre expérience, savoir
et sagesse...
En schématisant encore à travers un exemple sans doute trop
personnel, je dirai qu’un ex-anthropologue africaniste peut statufier
sa personne et son passé dans un bilan autobiographique, autovalorisant
et en quelque sorte traditionnel (« moi, mon œuvre, mes aventures
exotiques »…) ; il est alors taxé assez justement d’outrecuidance
et de ringardise par une jeunesse lassée des vieilles outrances
de la comédie sociale. Ne l’ignorant pas, il peut «
décider » plus finement, à divers niveaux de conscience
et de sincérité, de se distancier, de retrouver les apparences
juvéniles d’une exaspération contre le « système
», et à cette fin de relativiser voire de contester globalement
ce qu’il a fait, écrit, vécu. Enfin, la dépression
lui offre une troisième voie face à l’incapacité
de mettre l’intelligence et l’honnêteté dans
la balance ; à moins que l’option grégaire et ludique
(clubs, voyages) ne lui permette de dissoudre provisoirement incertitude
ou angoisse, non sans générer la frustration de larges catégories
de laissés pour compte…
Car ce sont bien des états de tension qui s’imposent progressivement
dans chacun de ces cas de figure, au cours de la gestion d’un délai
qui s’amenuise avant la procédure terminale et la fin de
partie. Comment s’étonner, dès lors, que des enquêtes
officielles chiffrent la moyenne des suicides hebdomadaires de «
Vieux » à 62, attribuant cette fréquence à
la dépression bien compréhensible du grand âge…
?
Comment expliquez-vous que dans d’autres pays, les personnes âgées
soient considérées comme de vénérables sages
et vivent jusqu’à leur mort auprès de leurs proches
alors qu’ici cela n’existe quasiment pas ?
En ce qui concerne les personnes âgées en Afrique, vénérées
et entourées jusqu’à leur mort comme de « vénérables
sages », quelques nuances ou précisions s’imposent…
On peut certes affirmer que, globalement, lorsque la vie sociale n’est
pas bouleversée par l’une de ces affaires de sorcellerie
qui, en Afrique centrale, tombent fréquemment sur les « Vieux»,
ceux-ci sont incomparablement mieux traités que chez nous. La place
me manque ici pour exposer l’ensemble des paramètres à
prendre en compte pour expliquer cette différence.
Pour saisir le statut de la vieillesse en Afrique, il faut examiner non
seulement les croyances cosmologiques qui sous-tendent les représentations
de la personne, du temps, de la vie, de la maladie et de la mort, mais
aussi le rapport à la modernité, les processus d’acculturation
et les divers synchrétismes qui recomposent la tradition. Pour
comprendre l’opposition de ce statut avec la place que nous faisons
au grand âge dans notre société de consommation, il
faut aussi mettre en congruence l’évolution de notre conception
de la personne avec celle de notre système économique.
Le repérage de quelques oppositions signifiantes entre l’Afrique
et l’Occident permet d’appréhender l’ampleur
du contraste.
• Un temps cyclique du mythe, propice à la réincarnation
et au renouveau : moins stressant que notre conception moderne et linéaire
de la durée, que notre temporalité historique dans laquelle
s’inscrit le temps fini de la personne.
• Une bipartition du monde (l’ici-bas visible et l’invisible
ou domaine des morts) et de la personne (corps physique, corps «
spirituel ») : peu compatible avec notre nature offerte à
la science et à la technique, ni d’ailleurs avec notre chosification
et notre marchandisation du vivant.
• Des causes « mystiques », invisibles et sorcières
du devenir humain : objets de notre condescendance et similaires aux croyances
de nos lointains prédécesseurs.
• Une existence post mortem en compagnie de morts qui ne le sont
pas vraiment, puis l’accès à un un panthéon
accueillant, régénérateur et salvateur : sans rapport
avec la néantisation que nous redoutons.
• Des entités spirituelles qui accompagnent, soutiennent
ou menacent la personne tout au long de sa vie terrestre : autrement tangibles
et signifiantes que nos productions de sens, conceptuelles, théoriques,
relativistes et provisoires.
• Des transmissions intergénérationnelles fortes,
indispensables à la Connaissance, au pouvoir et au prestige : pour
le moins opposées à notre séparation conflictuelle
entre « jeunes » et « vieux ».
• Un lien affectif et spirituel avec les ancêtres : contraire
à notre ignorance généalogique, à notre famille
éclatée et à notre mépris du passé
parental.
• Des réseaux lignagers ou claniques de solidarité,
d’alliance et de contrainte : bien plus sécurisants que notre
individualisme et notre Sécu.
• La maladie et la mort expliquées par un corpus opératoire
de croyances, accompagnées de chants, de touchers, de pleurs et
de veillées : inimaginable pour de futurs moribonds solitaires
qui, en prenant de l’âge, n’espèrent plus qu’en
l’euthanasie.
• Une circulation fluide du sens, des sentiments, de la connaissance
et des richesses entre les individus, les groupes et les générations
: elle n’a d’égal que la circulation internetisée
de l’information, ainsi que la solitude et l’excitation médicalement
assistées des internautes et des autres.
• La vitalité spirituelle de populations parmi lesquelles
un jeune homme retrouvant l’un de ses copains perdus de vue commence
par lui demander où il prie, avant de nommer sa propre Église
d’appartenance : étonnement occidental.
• La présentation d’un ami, par le même jeune
homme, dont il souligne la proximité en déclarant, sans
générer la moindre ambiguïté, qu’ils «
dorment ensemble » (sur ces grandes claies qui, au Congo, peuvent
recevoir plusieurs personnes) : sourire incertain de l’Occidental.
• La dignité et le maintien d’un vieux chef de clan
: impensables pour nos vieux baba-cool, ou encore nos seniors hip-hop
qui vantent sur le petit écran des marques de pâtes, de voiture
ou de slip renforcé…
Bref, au-delà de toute analyse anthropologique de ces oppositions,
j’incline à maintenir une interrogation ouverte. Non sur
les déterminants des liens affectifs en quelque lieu de la terre,
mais plutôt sur ceux de leur distension et de leur rupture. Une
interrogation à laquelle il me paraît vain de ne répondre
que sur le registre déterministe des sciences sociales. Je ne pense
pas que nous ayons conceptualisé l’ensemble des causes, des
constituants et des conséquences d’un phénomène
d’assèchement affectif qui, vu de près et observé
dans sa simultanéité avec d’autres dérélictions,
paraît chez nous presque irréversible.
Que d’images me viennent à l’esprit lorsque je repense
à ces danses rituelles de possession effectuées par les
adeptes de mouvements religieux congolais, au cours desquelles des sectatrices
de tous âges entrent en transe sous l’action d’un génie
ou de quelque autre type d’entité spirituelle ! Mêlées
aux jeunes, de très vieilles dames, percluses de rhumatismes et
de maux divers, s’échauffent lentement, méthodiquement,
sur l’aire d’évolution des danseuses, esquissant sur
une lente cadence, presque précautionneusement, les gestes et les
postures de la danse, avant de se laisser gagner progressivement par les
chants et le rythme des tambours, accélérant harmonieusement
mouvements et contorsions, pour tomber finalement sur le sol, dans les
paroxysmes d’une conscience altérée… Toutes
se félicitent des bienfaits physiques et psychologiques de semblables
prestations. Toutes conservent leur dignité et sont honorées
pour leur longévité et leur vitalité. Toutes plaisantent
avec leur environnement, donnent des ordres, préparent le repas
commun, surveillent les petits, s’assurent du respect collectif
des interdits et démontrent de mille manières que l’âge
n’a fait que densifier leur être et leur position sociale.
Il serait facile de détailler le contraste avec l’abattement
et la solitude de nos vieillards. Ce contraste est immédiat. Il
mérite la mention autrefois portée, dans nos quotidiens,
sous certaines caricatures : « sans parole ».
Justement, notre société semble vouer un culte à
la vie « parfaite » (culture du corps beau et sain à
outrance. Pour vivre heureux, soyons jeunes et restons-le !) et nier la
déchéance physique qui, pourtant, atteint toutes personnes
en fin de vie. Pourquoi toujours craindre la maladie et nier encore notre
mort inéluctable ?
Une rupture lourde de conséquences marque l’histoire des
idées et des mœurs en Occident, que je me risque à
rappeler malgré son évidence : à l’idéal
gréco-romain d’équilibre et d’harmonie entre
le corps et l’esprit, mis à mal dans l’Antiquité
tardive par le néoplatonisme et le christianisme, succède
au long des siècles une interminable et radicale confrontation
philosophique et religieuse entre les partisans de la primauté
de l’un ou l’autre de ces deux composants de la personne.
D’une manière générale entre idéalisme
et matérialisme.
Aujourd’hui, la société hypermoderne, globalisée,
aseptisée, efface la mort et rend un culte profane au corps. Objets
de soins multiples, celui-ci a pris une place nouvelle, superfétatoire,
envahissante jusqu’à devenir le repère essentiel et
quotidien en même temps que le temple d’une religion du plaisir,
de la beauté, bref d’un hédonisme absolu et hostile
à toute transcendance. C’est par lui que l’individu
se fait reconnaître dans des superficialités atterrantes
et des déséquilibres - notamment psychologiques et alimentaires
- conduisant les consommateurs à la dépression, à
l’obésité ou à l’anorexie. Sans dérouler
ici la liste des contradictions actuelles et fondamentales dont le corps
est le support immédiat, mentionnons en passant celle qui allie
d’une part la condamnation et le traitement thérapeutique
des agressions sexuelles et d’autre part les incitations pornographiques,
culturelles et commerciales au débridement des pulsions.
À se demander si la connaissance empirique et intellectuelle du
fonctionnement humain accumulées au cours des siècles n’est
pas devenue inutile et si nous savons l’utiliser ailleurs que dans
le champ éditorial et universitaire. Cherchons-nous vraiment à
structurer les individus et les groupes selon l’injonction de Freud,
à favoriser leur distinction entre le bien et le mal en soumettant
au principe de réalité le contenu du « chaudron instinctuel
», le « ça », la zone obscure de nous-même
dominée par le principe de plaisir ? Je vous laisse répondre.
Quant à nos vieux parents, dont la déchéance physique
nous démontre non seulement l’inéluctabilité
de notre future décrépitude et nous incite à une
sorte de négationnisme face à la condition humaine, c’est
peu dire qu’ils nous dérangent. Sous nos yeux, d’ailleurs,
ils s’éternisent, ne produisant que du besoin, de la souffrance
et de l’emploi sous-valorisé. De là à les haïr,
il n’y a qu’un pas, vite franchi à l’écran.
Le film intitulé « Ridicule » emballa les Français
en 1996 ; son préambule scatologique me fit quitter bruyamment
la salle dès le début du générique : dans
un salon luxueux un très vieux tétraplégique est
allongé sur un sofa. La porte s’ouvre sur un gaillard en
habit de cour. Il s’approche, se dégrafe, dégage son
sexe et se soulage longuement sur le vieillard, prenant soin d’arroser
équitablement chaque partie du corps immobile… Je ne sache
pas qu’une seule de mes connaissances cinéphiles ou quelque
média eut un mot pour contester cette scène et y voir une
métaphore lamentable d’une non moins lamentable réalité
: la place faite aux « Vieux » dans la société
française.
Les progrès de la médecine ne cessent d’allonger notre
espérance de vie et par-là même entraîne l’appât
du gain de certaines personnes qui voient le filon des vieux comme une
vraie mine d’or. Qu’en pensez-vous ?
« Certaines personnes » !? La formulation de votre question
montre que vous n’êtes pas informée de l’énormité
du problème… Tant mieux, si j’ose dire. Je m’explique
sur cette double assertion un peu paradoxale.
Ne sont véritablement au fait de la situation des personnes âgées
dans ce pays, et notamment de celle des gens placés sous tutelle
ou curatelle, que trois catégories de Français, auxquelles
vous n’appartenez pas :
a) Les acteurs judiciaires, sociaux, médicaux et politiques (en
fait plusieurs centaines de milliers de personnes), dont je n’ai
cesse de dénoncer les synergies délétères
et la dureté de cœur (oui, ces mots sont encore utilisables).
b) Les profiteurs du système tutélaire, qui sévissent
dans divers secteurs socioprofessionnels : banques, assurances, offices
notariaux, syndics d’immeubles, pompes funèbres, agences
immobilières, artisans, antiquaires brocanteurs, sans parler de
certains avocats qui se servent également à la louche dans
les finances du malheur. Une métaphore écologique s’impose,
puisque, après tout, ces gens assurent, sur la chaîne du
vivant et dans les rouages de la consommation universelle, tant l’industrialisation
des classes d’âge que le recyclage des déchets sociaux
et le nettoyage des carcasses d’existences finissantes. Autant de
fonctions peu ragoûtantes inscrites dans la rationalité de
la nature, de l’éternel retour ou d’un ultralibéralisme
paroxystique.
c) Les individus et les familles victimes des diverses formes de malversations
imputables à des filières et des réseaux délinquants.
Ceux-ci sont d’autant plus difficiles à dénoncer que
l’air du temps, le refus collectif de toute réalité
hors du commun et le poids du politiquement correct permettent d’attribuer
une paranoïa ou d’autres déséquilibres psychiatriques
aux quelques trublions qui mettent en cause des secteurs entiers de la
société.
Débarrassé des verrous inhibiteurs que lui imposait la bipartition
géopolitique du monde, le capitalisme (un terme déjà
obsolète) dévoile aujourd’hui la réversibilité
radicale des grands principes humanitaires, la relativité voire
l’inanité des chartes éthiques et des autres expressions
de notre magistère sur les droits de l’homme et les valeurs
universelles.
Le traitement institutionnel et l’exploitation économique
du grand âge favorisent actuellement l’émergence d’un
secteur d’activité économique particulièrement
lucratif : l’exploitation de l’ « or gris ». Je
me risquerai à enfoncer une porte ouverte en rappelant que l’économisme
ambiant a progressivement interdit non seulement la sacralisation de la
personne, mais encore la mise en application des principes censés
fonder la primauté de cette dernière. Notamment dans le
domaine de la Santé. La « rationalisation du marché
hospitalier » permet à des groupes financiers de devenir
actionnaires ou propriétaires d’hôpitaux, de cliniques
et de maisons de retraite, faisant aussi de la santé un produit,
du malade (celui qui « a les moyens ») un consommateur, du
directeur d’hôpital ou de maison médicalisée
un chef d’entreprise.
Mais la réalité du système qui se met en place est
plus inquiétante encore. En 1981 déjà, Jacques ATTALI
inaugurait en France une approche singulière des problèmes
de la vieillesse en préconisant une euthanasie de masse et un suicide
citoyen. À l’issue de quelques remous médiatiques,
ce précurseur féru d’innovations en tout genre déclara
qu’il avait dit sans dire tout en disant ce qu’il y avait
lieu de dire autrement… Bref, les termes étaient pourtant
clairs :
« Je crois que l’important de la vie ne sera plus de travailler,
mais d’être en situation de consommer, d’être
un consommateur parmi d’autres machines de consommation. Je crois
que dans la logique même du système industriel dans lequel
nous nous trouvons, l’allongement de la durée de la vie n’est
plus un objectif souhaité par la logique du pouvoir. Dès
qu’on dépasse 60-65 ans, l’homme vit plus longtemps
qu’il ne produit et il coûte alors cher à la société.
En effet, du point de vue de la société, il est bien préférable
que la machine humaine s’arrête brutalement plutôt qu’elle
ne se détériore progressivement. On pourrait accepter l’idée
d’allongement de l’espérance de vie à condition
de rendre les vieux solvables et créer ainsi un marché.
Je suis pour ma part, en tant que socialiste, objectivement contre l’allongement
de la vie parce que c’est un leurre, un faux problème. L’euthanasie
sera un des instruments essentiels de nos sociétés futures
dans tous les cas de figure. Dans une logique socialiste, pour commencer,
le problème se pose comme suit : la logique socialiste, c’est
la liberté, et la liberté fondamentale c’est le suicide
; en conséquence, le droit au suicide direct ou indirect est donc
une valeur absolue dans ce type de société. » [Cité
par le professeur Debré dans « Nous t’avons tant aimé
»].
Il y a deux ans, la philosophe anglaise Marie WARNOCK, une experte en
éthique médicale qui siège à la chambre des
Lords, adoptait d’ailleurs une position comparable dans une interview
au Sunday Times.
À chacun de nous de réfléchir sur les significations
et les perspectives d’avenir offertes par ces prises de position,
pour autant que nous ayons le désir d’anticiper sur les événements,
la capacité de réaliser qu’il s’agit déjà
de notre présent et qu’il est en définitive très
imprudent de ne pas entrer en résistance.
Mais revenons à votre question sur le filon que représente
l’argent des « Vieux » et la ruée des prédateurs
vers celui-ci.
Espérant que la recherche de la vérité prime pour
vous sur toute réticence à mettre la Justice en cause, et
en essayant de faire le plus court possible, je décrirai la machine
judiciaire à broyer les « Vieux » par une énumération
des principales caractéristiques des structures et du fonctionnement
du système tutélaire. Celles-ci le rendent performant pour
maltraiter les personnes et rafler leurs biens plutôt que pour exercer
une gestion « en bon père de famille » (désignation
officielle de leur fonction).
• Rareté du réexamen des mesures qui n’est ni
imposé ni prôné par le système français.
• Complexité et faible cohérence du cadre juridique.
• Érosion des principes fondateurs du système, nettement
perceptible à travers l’affaiblissement du critère
légal d’altération des facultés personnelles
et le non-respect du principe de priorité familiale.
• Multiplication et diversification excessives des sources de trop
nombreux signalements.
• Pas de véritable audition de la famille.
• Parquets n’assumant pas sérieusement le suivi de
protection des « incapables majeurs ».
• Avocats peu motivés par les affaires de tutelle, toute
question d’honoraires mise à part.
• Influence excessive des organismes tutélaires et des médecins
sur les décisions du Juge des tutelles.
• DDASS insuffisamment impliquées dans le contrôle.
• Non-respect du principe de subsidiarité et du rôle
central officiellement dévolu à la famille, (conformément
aux recommandations nationales et européennes).
• Faible communication des dossiers, y compris des certificats médicaux
et des expertises.
• Absence de collégialité dans le déroulement
et la formalisation des expertises psychiatriques.
• Refus des Juges de prendre en compte les contre-expertises psychiatriques
effectuées dans d’autres régions de France par des
psychiatre agréés et pourvus d’une compétence
nationale.
• Quasi-automaticité du placement sous protection juridique
des personnes sortant d’un hôpital psychiatrique.
• Expertises psychiatriques bâclées, inexistantes,
abusives parce qu’établies en complicité avec des
acteurs tutélaires.
• Internements psychiatriques abusifs, effectués en vue ou
dans le cadre d’une action tutélaire.
• Liens entretenus (dans les hôpitaux, les maisons de retraite,
les Centres de Long séjour) par des bénévoles de
l’animation ou des membres du personnel avec les secteurs immobiliers
et bancaires ainsi qu’avec les associations tutélaires.
• Liens établis entre les associations tutélaires
et des clubs du « troisième âge » ou des associations
de soutien aux personnes âgées.
• Rapports préférentiels entretenus par nombre d’acteurs
tutélaires avec des compagnies d’assurance, des agences immobilières,
des banques, des antiquaires, des brocanteurs, des artisans du bâtiment,
des sociétés de pompes funèbres, le notariat et tout
autre secteur professionnel intéressé par les biens des
« majeurs protégés ».
• Synergies entre les Tribunaux d’Instance, pouvoir médical
et institutions dans lesquelles sont placés nombre de « majeurs
incapables » et où, démunis de tout recours, ils sont
parmi les plus mal traités. Ces synergies interdisent notamment
la mise en cause d’un établissement en cas d’accident
grave ou de maltraitance.
• Nominations de tuteurs et de présidents d’associations
tutélaires comme délégués régionaux
du Médiateur de la République, au nom duquel ils œuvrent
dans les Maisons du droit et de la Justice, en évitant d’ailleurs
d’avancer officiellement leurs fonctions tutélaires. Cette
sophistication vicieuse du système apparaît aussi dans le
fait que c’est le Médiateur national qui est officiellement
en charge du problème, assisté directement ou non par de
nombreux Juges des tutelles. Autant de responsables qui insistent à
longueur d’interviews, d’allocutions et de rapports sur l’insuffisance
des moyens humains, matériels et financiers de la Justice plutôt
que de cibler les filières institutionnelles et délinquantes
qui, un peu partout en France, mettent la main sur les biens et l’argent
des personnes handicapées par l’âge, la solitude et
la maladie.
• Surendettement, oisiveté, prodigalité : trop faciles
à avancer comme raisons de mise sous protection.
• Excessive liberté des Juges dans le choix de la mesure
et trop grande latitude dans le choix du mode de gestion.
• Saisine d’office par les Juges, qui relève de leur
pouvoir discrétionnaire et prévaut au détriment de
la priorité conférée aux requêtes d’origine
familiale par l’article 493 du Code civil.
• Défaut de contrôle dont les conséquences devraient,
dans un système judiciaire digne de ce nom, engager la responsabilité
de l’État + hétérogénéité
des pratiques + collaboration variable des greffiers + rareté des
inventaires réalisés ou sérieusement effectués.
• Gestion financière opaque, assurée par des gérants
de tutelle qui peuvent retirer à volonté l’argent
liquide, utiliser les cartes bancaires, faire des virements sans pour
cela produire des titres de paiement, arbitrer entre différents
produits proposés par les banques et les compagnies d’assurance…
Je dispose de preuves de malversations dont la nature et le nombre excluent
toute relativisation du problème à coups de poncifs sur
quelques brebis galeuses dont les dérives n’excluraient pas
un bon fonctionnement général du système. À
titre d’exemple, il faut évoquer la fréquence de faits
aussi vulgaires que les vols de meubles, de bijoux ou de voitures, ou
encore de grossiers détournements d’argent (dont certains
ont été médiatisés), mais encore des malversations
sophistiquées, servies par le déverrouillage et la manipulation
de logiciels comptables.
• Fréquente utilisation des comptes pivot en dépit
de l’illégalité de cette pratique.
• Filières organisées de placement abusif sous protection
juridique, de spoliation caractérisée et de détournement
mafieux de la loi.
• Non-respect par de nombreux Juges et tuteurs de leur obligation
de courtoisie et d’humanité, ainsi que leur devoir de respect
des textes et de la jurisprudence.
• Frais de gestion et autres frais de vacation illégaux,
de pratique courante.
• Refus d’information des familles par les Juges, les tuteurs
et autres curateurs.
• Pas d’accès aux comptes pour les personnes et leurs
proches.
• Absence d’accompagnement social pour des personnes «
protégées » dont les tuteurs ou curateurs remplissent
trop exclusivement la fonction de banquier ou de gérant de biens.
• Refus fréquents des Juges et des tuteurs de payer un avocat
demandé par la personne « incapable ».
• Conditions anormales des ventes de biens immobiliers des personnes
« protégées ». Elles provoquent les plaintes
d’acheteurs lésés. La décision de la tutelle
de se défausser sur la personne « incapable » au motif
que celle-ci est propriétaire du bien et que c’est en son
nom qu’ont été accomplis les actes de la vente entraîne
alors la traduction en Justice du « majeur protégé
» et sa condamnation à payer à la place de ses «
protecteurs » (exemple de ma mère). C’est alors l’ensemble
du corps judiciaire et non seulement la tutelle qui devrait être
mis en cause.
• Techniques d’endettement et d’asphyxie financière
de la personne « protégée » par des tuteurs
qui omettent de payer des factures ou multiplient les retard.
• Tarifs prohibitifs pratiqués par certains avocats qui,
spécialisés dans les affaires de tutelle, profitent de la
vulnérabilité des personnes « protégées
» (ou sur le point de l’être) et de leurs proches.
• Enveloppes et dessous-de-table qui, selon plusieurs informateurs
du secteur immobilier, accompagnent chaque transaction de vente d’un
bien et irriguent les finances de la plupart des acteurs tutélaires
aux divers niveaux de la hiérarchie.
• Scandaleuses connexions entre tutelles et contrats d’assurance
vie. La mission des tuteurs s’arrêtant au décès
des personnes qu’ils ont en charge, l’argent de bénéficiaires
qui s’ignorent s’évade facilement vers les comptes
de multinationales ou de particuliers. Des milliards en avoirs non réclamés
!
Comment croire en cette Justice tant qu’elle n’aura pas soumis
le dispositif des tutelles à un organisme de contrôle à
tous niveaux, du genre IGS ?
Pour l’heure, rappelons qu’un « majeur protégé
» s’est immolé par le feu à Villeurbanne, il
y a quelques mois, dans les locaux de l’association des «
majeurs protégés » du Rhône. Ce drame, qui n’a
fait la « une » d’aucun média, est resté
confidentiel.
Il a fallu la vague de chaleur de 2003 pour que nous redécouvrions
nos vieux, certains de nous accusant même un ministre de l’époque
d’être responsable de la canicule. L’homme d’aujourd’hui
serait-il un pur individualiste égoïste ?
Dans un contexte hyperlibéral dont les dégâts sont
bien connus et qui se caractérise aussi par les pathologies de
l’hypermodernité, les chocs de la mondialisation, l’exténuation
des acquis sociaux, la marchandisation du vivant, un consumérisme
à tout crin, un relativisme axiologique et moral ouvrant sur la
permissivité et les aberrations d’un individualisme forcené,
le moins que l’on puisse dire sur la situation et les problèmes
des personnes vulnérables et handicapées par l’âge
ou la maladie, c’est qu’ils ne figurent ni dans les priorités
nationales ni dans la sensibilité collective…
Les phénomènes que je désigne sous l’appellation
un peu générale de « pathologies de l’hypermodernité
» sont aujourd’hui bien étiquetés sur les différents
registres des sciences humaines. Ils caractérisent l’individu
contemporain qui, subissant rétrécissement du temps, diktat
de la vitesse et de l’urgence, massification, violence, hyperconsommation,
culte de la rentabilité et de la performance, fragmentation des
identités, virtualisation du réel, devient un sujet suractif,
narcissique, défoncé, « internetisé »,
angoissé, incapable d’individuation, soumis à de nouvelles
temporalités, interpellé et mis en demeure d’adhérer,
pour exister, à un groupisme hystérique, glouton, jubilatoire,
délétère et somme toute infernal… Dans les
« tribus » contemporaines, qu’évoque le sociologue
MAFFESOLI, l’individu demeure un « enfant éternel »,
attaché à la recherche de l’émotion partagée,
de la jouissance, de l’immédiat, de l’ouverture sur
l’altérité, du jeu, de l’innovation transgressive.
Autant de caractéristiques égotiques dont les médias
font un modèle social dominant. Un modèle qui, selon l’auteur,
« est une déclaration de guerre au schéma substantialiste
qui a marqué l’Occident ».
Que deviennent, en pareil contexte, les sentiments profonds et durables,
la maîtrise et le dépassement de soi, l’engagement
idéologique, l’identité sexuelle, sociale, professionnelle
ou politique ? L’affectif ? La constance et la pugnacité
au service d’un proche vieilli et handicapé ?
Oui, pour répondre à votre question, je crois que l’égoïsme
est l’une des caractéristiques de l’homme moderne,
toutes belles exceptions mises à part, et que nous avons d’ailleurs
la classe politique que nous méritons. Celle-ci, nous « représente
» à tous les sens du terme.
Un assèchement psycho-affectif et un égoïsme pudiquement
dénommé individualisme (une acception courante très
éloignée du sens profond de ce terme) semblent d’ailleurs
être perçus clairement, aujourd’hui, par l’homme
de la rue comme une évidence, comme un fait social dont chacun
souffre quotidiennement à travers l’éclatement de
la famille, la disparition des réseaux de solidarité (au
profit de divers types d’entreprises plus ou moins sectaires et
identifiées ou non comme telles), les ruptures relationnelles,
les solitudes et les frustrations. Sans que ne se développe pour
autant une réaction collective contre les causalités sociétales
de cette déréliction.
Un culte exclusif de la rationalité, appuyé sur un scientisme
« bas de gamme » souvent consternant, gangrène une
large part du corps médical. Il préconise, face à
la souffrance humaine, sang-froid, distanciation et technicité.
Une prétendue incompatibilité entre manifestation affective
et professionnalisme est rabâchée tout au long des cours
et des stages médicaux… ou - comme j’ai pu le vérifier
pendant des années de présence sur le lieu de vie médicalisé
de ma mère - dans les procédures de licenciement de jeunes
personnes (infirmières, aides-soignantes) jugées «
trop proches des personnes âgées ». Ce précepte
pervers et les licenciements qu’il autorise constituent le meilleur
moyen de « verrouiller » une équipe soignante, de museler
quiconque voudrait dénoncer des dysfonctionnements et comportements
contraires à l’éthique. L’une de ses fonctions
les plus subreptices est justement d’éviter, par ces licenciements
faciles, tout contraste flagrant entre d’une part l’humanité
et la compassion de certains agents qui n’en sont pas moins remarquables
au plan professionnel, et d’autre part la médiocrité,
le suivisme et l’attentisme craintif d’une majorité
malléable et facile à régenter.
C’est peu dire que notre niveau intellectuel et moral a chuté
lorsque nous continuons à ne pas nous défier d’un
savoir dissocié d’une expérience équivalente
de l’être et à ne pas même soupçonner
que la mort de l’affectivité est aussi celle de l’homme…
À entretenir la certitude qu’une suprématie scientifique
et technique atteste une supériorité civilisationnelle et
un droit dans les affaires du monde.
À gloser haut et fort sur les valeurs universelles sans les mettre
en pratique, tout en mimant publiquement des solidarités passionnées
avec les démunis de la planète (de préférence
sous les tropiques : exotisme et tourisme constituent souvent l’emballage
de cette « aventure humaine »)…
À ne pas entrevoir l’impact négatif et souvent ravageur
de notre image dans le regard d’autrui, de l’Autre, bref de
cette différence à laquelle nous voulons nous « ouvrir
» dans un a priori et une surenchère humanistes dont les
destinataires nous ont depuis longtemps démystifiés à
notre insu.
À ignorer la répulsion de ceux qui, en Afrique ou ailleurs,
subissent la variabilité de nos discours interchangeables et contradictoires,
discours qui justifient parfaitement le dicton congolais selon lequel
« le Blanc a toujours le micro », a toujours raison et incarne
dans ses propos une modernité que les Africains n’intégreront
qu’à la condition d’avoir été bien sages…
À condition d’absorber les salades idéologiques et
les mots d’ordre péremptoires de jeunes coopérants-chercheurs-experts-enseignants
avides d’expérimenter le vaste laboratoire qu’est devenu
l’Afrique (au plan militaire ou... anthropologique), impatients
d’intégrer professionnellement et personnellement ce «
look » du philanthrope occidental penchés sur les maux du
continent mais pas mécontents de toucher un gros salaire «
expatrié »… À condition enfin de brader traditions
et réseaux d’alliance lignagers, claniques ou tribaux. Si
ces liens de solidarité permettent à l’Afrique de
survivre face à une modernité toujours plus improbable et
culpabilisante, ils n’en sont pas moins remis en question par des
experts occidentaux du développement qui y voient autant de freins
à l’émergence de l’entreprise individuelle,
à l’avènement du « progrès » et
à une entrée de plain-pied dans l’ère moderne.
En vérité, notre perte de crédibilité et la
froideur de nos interlocuteurs du Sud face à nos emphases moralisatrices
et nos promesses de lendemains qui chantent ne tiennent pas qu’aux
difficultés ou aux échecs du développement, aux aléas
d’un choc de civilisations ou même à notre évidente
duplicité entre humanisme mièvre et affairisme frénétique…
Elles s’expliquent aussi, partiellement mais clairement, par l’indignité
faite aux « Vieux » en Occident, et notamment en France. Une
indignité connue aujourd’hui de par le monde grâce
aux médias mais surtout à travers les témoignages
des diasporas africaines (noires et maghrébines). S’impose
donc une lourde interrogation de fond : comment un fait de société
tel que la maltraitance et l’abandon des personnes âgées
peut-il coexister avec les prises de consciences et les repentances dont
nous excipons devant l’histoire, avec les solidarités que
nous prêchons, ou avec nos vibratos émotionnels et télévisuels
face aux malheurs d’un monde que nous secouons en prétendant
le secourir ? Autrement dit, comment osons-nous développer des
élans compassionnels en direction de sociétés qui
respectent et honorent leurs anciens alors que nous nous désintéressons
à la fois de nos aînés et des machoires institutionnelles
et commerciales qui les broient chaque jour ?
Mes activités associatives en faveur des « majeurs protégés
» me permettent de recueillir auprès de mes nombreux contacts
africains en milieu hospitalier, dans les maisons de retraite, les filières
médico-sociales de « soutien à domicile » et
les structures de formation aux disciplines de la Santé, des réactions
significatives pour ce qui touche à l’enseignement reçu,
aux conditions de travail, au traitement des patients, ainsi qu’à
la relation de ces derniers avec leur famille. Libérées
par l’instauration d’un climat de confiance excluant toute
indiscrétion de ma part, ces réactions expriment souvent
une perplexité ou un désarroi, illustré par des comparaisons
un peu schématiques entre l’Europe et l’Afrique, entre
la France et le pays d’origine. En ce qui concerne l’enseignement
et la déontologie des administratifs et des "médicaux",
de nombreux informateurs se disent rebutés par les mots d’ordre
explicites et impérieux qui, sous couvert de sang froid et de technicité,
prônent, une dissociation de bon aloi - mais selon eux désastreuse
- entre le geste professionnel et un minimum d’empathie ou de spontanéité
compassionnelle. Tout en s’adaptant à ces injonctions, ils
affirment avec leurs propres mots être témoins de nos angoisses
de consommateurs obèses et terrifiés par les empreintes
de l’âge.
Vos lecteurs, ou certains d’entre eux, trouveront que je manque
d’humour et que j’évoque des réalités
plutôt saumâtres. Il est vrai que mon vécu actuel et
le sujet que j’expose se prêtent peu à l’humour,
même si le public Français est souvent conduit à s’esclaffer
devant les gags d’amuseurs publics ciblant les maladresses et les
relâchements du grand âge. Quant aux « réalités
saumâtres », elles pourraient les intéresser non seulement
parce qu’elles ouvrent sur un processus actuel de déshumanisation
de la société, mais aussi parce que, en réalisant
que le recueil de cette information ne peut s’effectuer que dans
les coulisse de ladite société, on doit admettre que la
connaissance de cette dernière (bref, du réel) procède
nécessairement d’investigations interdites, loin de l’avant-scène
de la comédie sociale, hors des débats conventionnels et
du politiquement correct, bref dans les recoins les plus obscurs du système.
En recourant à une métaphore aquatique, je dirais qu’il
s’agit ici de « pêche au gros »… au point
que, même assorties de preuves indubitables, les dimensions de ce
que je ramène des grandes profondeurs en termes de maltraitance
et de spoliation défient le bon sens et l’imagination.
Un défi facilité par l’apathie intellectuelle et morale
du plus grand nombre, car, en sus de l’abjection des faits - qui
m’incite parfois à me demander si tout cela est bien réel
-, en sus des chausses-trappes posés par les institutions judiciaires
et politiques pour empêcher quiconque de faire la lumière
sur le crime organisé dont le grand âge est victime, il me
faut affronter l’incrédulté du public, du tout venant,
de l’homme de la rue et aussi de l’intellectuel face à
la gravité du problème ; leurs réticences à
admettre des énormités contraires à leurs convictions
sur l’effectivité de la démocratie et de l’humanisme
français ; leur méfiance à l’écoute
d’un propos virulent sous-tendu par une demande implicite de solidarité
et d’engagement ; leur agacement et leur culpabilité latente
devant la prétention d’un individu à leur dévoiler
des horreurs qu’ils eussent peut-être dû connaître
plus tôt dans une vie mieux remplie ; leur antipathie pour la dénonciation
d’une indifférence et d’un égoïsme auxquels
ils ne sentent pas tout à fait étrangers ; leur suspicion
pour un type qui flingue manifestement sa vie personnelle en menant une
action à la fois solitaire, bruyante, dénonciatrice et somme
toute dérangeante ; leurs insinuations sarcastiques, issues d’un
psychologisme sommaire, vis-à-vis d’un vitupérateur
boosté initialement par les malheurs de sa mère à
laquelle le relie vraisemblablement un cordon mal tranché. Bref,
ce type fait trop fort ; quel est son problème au juste ? Pourquoi
pas un ego surdimensionné, une vocation mystico-polémique
ou quelque chose de ce genre ?
Cette liste à la Prévert illustre de manière non
exhaustive les roublardises et les faux-fuyants les plus courants par
lesquels Mme et Mr Lambda refusent le constat atterrant auquel je les
convie preuves à l’appui, déployant à des degrés
divers mauvaise foi et hostilité. Il s’agit pour eux, consciemment
ou non, d’interdire ou de différer un face à face
avec le réel, dont ils savent ou pressentent qu’il serait
fatal à un ensemble de préceptes et de croyances laborieusement
agencés, fatal aux bribes de confiance qu’ils conservent
pour les insignes et les slogans de la République et de la démocratie,
et tout bonnement néfaste à leur équilibre psychologique
et moral.
Si quelques concessions me sont faites, c’est sur la nature de certaines
prédations tutélaires parfois stigmatisées ponctuellement
par la presse. Quant à l’ampleur nationale du phénomène,
pas question de l’admettre : « Mais enfin, monsieur, arrêtez
! Pour imparfaite qu’elle soit, notre démocratie fonctionne
encore ! Si les choses étaient aussi graves que vous le prétendez,
nous le saurions et nous aurions réagi. Calmez-vous ! Ce qui est
arrivé à votre mère est désolant, mais tout
de même…n’oubliez pas que tout ce qui est excessif est
insignifiant ! »
Je ne prends plus le temps aujourd’hui, comme je le faisais il y
a quelques années, de ferrailler pour expliquer que j’ai
fait ma vie ailleurs et sur d’autres objets ; que je ne suis tombé
que fortuitement et malgré moi dans cette arène nauséabonde
; que le choix d’un combat total (ou presque) était le seul
possible lorsque j’ai ressenti une sorte de coagulation entre les
malheurs de ma mère et ceux des autres victimes du système
tutélaire ; que je n’ai, par tempérament, caractère
ou inclination, rien à voir avec Alceste, ce personnage de Molière
(Le Misanthrope) dont les emphases vertueuses m’indisposaient déjà
à l’école ; que je milite seulement pour des vérités
et des impératifs basiques et minimaux ; que l’exploitation
et la maltraitance des « Vieux » s’inscrit dans une
évolution globale du corps social qui nous concerne et nous menace
tous ; qu’un paradoxe ayant souvent associé, dans l’histoire
des hommes, les progrès les plus significatifs aux errements et
aux débordements les plus calamiteux, il est dangereux de se fier
complètement aux apparences et aux déclarations lénifiantes
d’un système politique, fût-il officiellement «
démocratique » ; que l’idéologie des droits
de l’homme sert aujourd’hui de paravent à des crapules
versées dans les combines les plus lucratives et les plus contraires
aux droits fondamentaux de la personne ; que j’ai mal vécu,
en tant que spécialiste du fonctionnement social, mon propre ahurissement
en me cassant le nez sur les réalités du carnage tutélaire,
et que je ne me considère pas comme le mieux placé pour
reprocher à quiconque d’ignorer l’existence de telles
horreurs ; que je limite mes reproches à ceux qui se contorsionnent
pour refuser de voir et de savoir lorsqu’on leur propose de jeter
un œil dans des dossiers de tutelle, c’est-à-dire dans
des coulisses de la société qui recèlent d’autres
registres d’inhumanité, comme l’univers carcéral,
pour ne citer que celui-là ; que cet exemple des prisons, dont
l’inhumanité a été mille fois stigmatisée
en vain, souligne l’urgence de dénonciations apparemment
dérisoires, mais hormis lesquelles nulle action efficace pour les
droits de l’homme ne sera entée sur une base solide ; que
le combat citoyen pour les droits fondamentaux de la personne doit être
libéré de tout carnaval autovalorisant, pour mieux traquer
à la fois les non-dits du discours officiel et les vérités
difficiles qu’ils dissimulent ; que la connaissance intellectuelle,
théorique, conceptuelle et distanciée - dont je me méfie
depuis toujours lorsqu’elle n’est pas connectée à
l’action et au « terrain » - me semble aujourd’hui
non seulement insuffisante, mais encore dangereuse lorsque, mise au service
des politiques et des bureaucrates, farcie de données sociologiques,
médicales et judiciaires, elle encastre la personne dans un dispositif
destructeur de ses droits et de sa dignité ; qu’une récapitulation
des informations que nous livrent médias et archives sur les manipulations
et les crimes imputables à des instances fondées sur des
valeurs universelles dévoilerait la réalité des choses
au public et me dispenserait d’aboyer comme un chien de berger ;
que la gravité et surtout la généralisation des faits
que je dénonce se prêtent à des réflexions
sur la notion de totalitarisme et à des projections possibles sur
un retour de la Bête… et que, in fine, je suis consterné
de me retrouver en exergue dans ce merdier.
La gravité de la situation des « Vieux » tient incontestablement
à un égoïsme collectif assez effrayant. La maltraitance,
dont il faut souligner la fréquence dans les établissements
médicalisés et les maisons de retraite, n’est combattue
que mollement et hypocritement, tant par les pouvoirs publics que par
une association connue et largement financée, qui fait essentiellement
dans la pondération, le « sens de l’écoute »
et le « dialogue apte à provoquer une prise de conscience
». Seule l’AFPAP (Association française de soutien
et d’assistance aux personnes âgées) lutte contre les
forces de maltraitance et d’exploitation commerciale de «
Vieux » littéralement mis en batterie. Elle héberge
d’ailleurs sur son site internet un collectif des personnels de
santé qui, ayant dénoncé des faits de maltraitance,
se sont pour cela retrouvés au chômage et assignés
en correctionnelle…
Les promesses politiques faites alors ont-elles été mises
en œuvre ou sont-elles restées des paroles en l’air
?
Ce sont surtout les Conseils généraux qui, à ma connaissance,
ont réagi lors de la dernière canicule. Diversement d’ailleurs
selon les Régions. Là où réside ma mère
les choses ont changé. Dès pièces ont été
climatisées, du personnel a été engagé pour
la durée des grandes chaleurs.
En revanche aucune promesse n’a été tenue en ce qui
concerne les budgets et le recrutement.
Vous êtes le fondateur du Collectif Contre les Abus Tutélaires
(CCAT). A quoi et à qui peut servir cette association ?
Les gens qui me sollicitent, et auxquels je fournis une aide totalement
gratuite, sont soit des « majeurs incapables », c’est-à-dire
des personnes placées sous un dispositif de protection juridique
et maltraitées par celui-ci, soit certains de leurs proches. Je
les écoute et les questionne sur leur affaire en essayant tout
d’abord d’en saisir les grandes lignes. Le plus souvent il
faut démêler les faits touchant respectivement à des
problèmes familiaux, aux malversations de Juges et de tuteurs,
au pouvoir médical et aux responsables de maisons de retraite ou
de Centres de Long séjour. Sans oublier bien sûr la longue
chaîne des bénéficiaires détaillée précédemment.
Est-il utile de préciser que la pluralité des secteurs institutionnels
et socioprofessionnels dont je dénonce les implications dans la
spoliation et la maltraitance du grand âge forme contre moi un bloc
d’intérêts et de pouvoirs assez redoutable. ?
Il ne s’agit pas pour moi - disons pour le collectif dont je suis
à la fois la tête et les jambes - de lancer quelque action
en Justice, ni de fournir un soutien proprement juridique. Je m’attache
à autonomiser les solliciteurs devant leur dossier et leur malheur
; je les conseille en vue de l’établissement d’une
synthèse des faits, à la fois chronologique, datée
et commentée ; j’établis moi-même ce document
pour ceux qui s’avèrent incapable de le rédiger ;
je facilite en cas de besoin le lien avec les médias ; j’envoie
des courriers aux acteurs tutélaires ; j’oriente les victimes
d’expertises psychiatriques bâclées ou abusives vers
un expert dont l’une des caractéristiques, en sus de sa notoriété
professionnelle, tient à son écœurement face à
la délinquance tutélaire (qui ne nuit d’ailleurs en
rien à son objectivité)…
Successivement reçu au ministère de la Justice, au Sénat,
à l’Assemblée nationale, chez le Directeur de cabinet
du Médiateur de la République, j’entretiens des rapports
sporadiques et souvent antagonistes avec les institutions. Je m’efforce
de rappeler à celles-ci leurs carences, voire leurs implications
dans des malversations tutélaires qu’il n’est pas excessif
de qualifier de mafieuses. Des implications notoirement attestées
par la gravité et la persistance de faits et de situations des
plus contraires aux droits fondamentaux de la personne, ainsi que par
les réactions d’hostilité auxquelles se heurte toute
dénonciation, même assortie de preuves imparables.
On nous rebat les oreilles, depuis plusieurs années, avec une «
réforme des tutelles » constamment en préparation,
qui ne vient jamais mais qui verra certainement le jour avant les prochaines
présidentielles. Elle sera censée résoudre tous les
problèmes.
Je n’y crois guère.
• Parce que ce n’est pas la première fois que l’on
tente de circonvenir les citoyens qui luttent contre l’injustice
en leur promettant (de mauvaise grâce, c’est le moins que
l’on puisse dire) une réforme du système judiciaire
ou de certaines de ses instances (… en l’occurrence le dispositif
tutélaire).
• Parce que nul surcroît de formation (l’une des nouveautés
annoncée par la pseudo-réforme) ne transformera les prédateurs
que j’évoque, non plus que leurs supérieurs de haut
niveau, en humanistes attachés à la dignité et au
bien-être du grand âge.
• En raison de l’inutilité d’une réforme
non assortie d’une campagne officielle de dénonciation des
discriminations et des diverses formes de maltraitance dont sont victimes
les « majeurs protégés ». Or, j’ai pu
le vérifier lors d’entretiens avec de hauts responsables
judiciaires ou politiques, il est exclu que la Justice et ses soutiens
gouvernementaux initient une semblable initiative.
• À cause de l’énormité des enjeux financiers,
qui explique l’inutilité, jusqu’à présent,
des rapports et requêtes officiels énumérant les dysfonctionnements
et les transgressions délibérées de la loi attribuables
aux acteurs tutélaires. Comment imaginer que ceux-ci et leurs innombrables
appuis, qui interdisent toute réelle concertation avec les résistants
« antitutélaires », pourraient autoriser autre chose
qu’une réforme « bidon », un leurre. Derrière
ce décor d’apparences et d’innovations à la
fois tardives et subsidiaires, ils continueront de s’empifrer impunément
en gardant la mainmise sur le cheptel que constitue le grand âge
et sur la montagne de fric qu’il représente.
• En raison des preuves dont dispose mon collectif quant à
une large implication de l’État dans une entreprise délinquante
de gestion et de traitement des personnes dites « incapables »
et de leurs biens. Colère, motivation et activisme militant me
conservent suffisamment de lucidité pour que je ne me croie pas
en mesure de vaincre un tel appareil judiciaire et politique.
Tout le monde sait que la campagne présidentielle de 2007 est avant
tout une guerre de pouvoirs. La vieillesse et tout ce qui l’entoure
intéresse-t-elle un bord politique plus qu’un autre ?
Aucun bord politique n’a rien à faire des « Vieux »
pour autre chose que des questions électorales. Les « majeurs
protégés », eux ne peuvent voter ; je vous laisse
imaginer comme ils intéressent la classe politique.
Il y a trois semaines environ, j’envoie un e-mail à Ségolène
Royal, comme à la plupart des Députés, sur les nombreux
tuteurs qui contractent des contrats assurance vie sur la tête de
leurs « protégés », y compris les plus âgés,
n’informent pas les intéressés et favorisent la disparition
de sommes importantes après le décès de la personne
« incapable ».
Réponse de Ségolène : « Cher Franck, je vous
remercie pour vos propositions, toujours utiles dans les débats
actuels et futurs. Je vous invite à rejoindre Désirs d'avenir
pour unir nos idées. Bien sincèrement. »
Quelques jours plus tard, j’adresse à cette femme politique
un résumé des traitements ignominieux appliqués à
ma mère par sa tutelle.
Réponse : « Cher Franck, je vous remercie pour vos propositions,
toujours utiles dans les débats actuels et futurs. Je vous invite
à rejoindre Désirs d'avenir pour unir nos idées.
Bien sincèrement. »
Sans commentaire.
Nous avons tous vu sur le petit écran des élus, des membres
du gouvernement en visite électorale dans la salle commune d’un
service gériatrique : les mines et le sourire « faux cul
» avec lesquels ils servent à boire à quelques vieillards
soulèvent l’admiration. Il faut oser ! Tout de même,
la politique… c’est plutôt salissant. Mais s’il
y a encore autant de jobards pour y croire, débattre et voter,
pourquoi pas ?
Cette indifférence se retrouve d’ailleurs chez les professionnels
de l’amour divin. Parmi les nombreux destinataires de mes appels
à l’aide en faveur des vieilles personnes maltraitées
et spoliées par le système judicaire, il faut compter une
radio et un magazine catholiques, l’archevêché de Paris
(à deux reprises) et plusieurs paroisses de la capitale. Réponse
? Néant.
Après toutes ces années d’études anthropologiques,
avez-vous découvert quelque chose qui a pu vous rendre fier d’être
un homme actuel ?
Autrement dit, suis-je fier de vivre à mon époque et dans
cette société, ou n’aurais-je pas plutôt trouvé
ailleurs, là où j’ai vécu et travaillé
dans d’autres environnements ethniques et socioculturels, des raisons
de croire en l’homme ?
Primo, le combat que je mène contre la maltraitance institutionnelle
des personnes âgées et vulnérables indique clairement
ce que je pense de cette société. En admettant que l’on
puisse comparer celle-ci à un bateau, je ne la regarde pas comme
un ensemble de compartiments étanches dans chacun desquels des
événements graves peuvent se dérouler sans mettre
en cause la sécurité et aussi l’honneur du bâtiment
et de son équipage. Certains faits sociaux connotent et qualifient
une fois pour toutes la collectivité nationale concernée.
L’asocialité qui me caractérise aujourd’hui
est accentuée par ce à quoi j’assiste dans les recoins
de l’exception française :
• La diversité des modes d’expression de l’inhumanité
ambiante (prisons, centre de rétention pour étrangers, maisons
de retraite, Justice, etc.).
• Le nombre important des secteurs socioprofessionnels fondés
et animés par le mensonge et le vol.
• La mièvrerie grotesque et les tartuferies qui servent d’emballage
ou de masque à nos culpabilités latentes de surconsommateurs
dépressifs, à notre position de dominants avides de la gratitude
des dominés, ainsi qu’à une sécheresse psycho-affective
qui n’a d’égal que les passions feintes grâce
auxquelles nous mixons humanitaire, tourisme et autocélébration
médiatique ou intellectuelle.
• La police de la pensée exercée par l’ensemble
du corps social au profit d’un totalitarisme rampant qui se redresse
de plus en plus : toute pensée insolente, paradoxale, hétérodoxe
est aujourd’hui politiquement incorrecte.
• La laideur, l’exhibitionniste, l’agressivité
et l’indignité, style « reality show », d’une
expression médiatique qui défigure les Français à
leurs propres yeux et, in fine, les tire vers le bas.
• La déconsidération internationale d’une société
que je souffre malgré tout de voir se ridiculiser par un mélange
vaudevillesque de duplicité, d’outrecuidance et de pusillanimité…
Secundo, mon pessimisme n’est pas non plus étranger à
nombres de caractéristiques d’une hypermodernité dont
les promoteurs violent tranquillement les valeurs universelles auxquelles
ils prétendent arrimer l’Occident. Une hypermodernité
sous les auspices de laquelle le sens des actes posés par chacun
réfère moins que jamais à un ordre commun mais bien
plutôt à des fonctionnements autoréférentiels
en expansion exponentielle (bourse, marché, informatique, médias)
; la politique s’efface devant la gestion ; l’efficacité
devient le seul critère de légitimité ; le contrôle,
servi par la technique, devient digne de Big brother ; la virtualisation
du monde réel génère des déséquilibres
psychologiques et sociaux aux conséquences imprévisibles
; le pouvoir devient opérationnel et décisionnel plutôt
que politique et institutionnel ; la compétition tous azimuts conflictualise
les rapports humains, réduit les actions des hommes à des
comportements adaptatifs, limite la pensée à un calcul sur
investissement, définit le statut de chacun selon l’alternative
gagnant-perdant et rend en cela la guerre plus inéluctable que
jamais ; enfin, les grands débats internationaux se déroulent
à un tel niveau critique d’opacité conceptuelle, de
globalisation et de virtualisation de la réalité objective,
de complexification croissante des conditions de survie de l’humanité,
de mépris pour notre mère la terre et de frénésie
impérialiste dictée par la rareté croissante des
ressources naturelles que le fantasme ultralibéral de gouvernance
et d’harmonie mondiales semble issu de deux pathologies inscrites
l’une dans l’autre : non seulement celle de ses concepteurs,
qui annoncent et justifient déjà le pire en conceptualisant
un choc fatal des civilisations, mais encore celle qui, au-delà
de tout instinct de pouvoir et de conquête, surdimensionne notre
instinct de mort et nous fait subir, semble-t-il, la force d’attraction
d’un schéma apocalyptique.
Tertio, si la lucidité inconfortable que confère une connaissance
directe de faits impensables a viré chez moi au pessimisme radical,
je n’en conserve pas moins énergie et motivation pour lutter
contre le Léviathan qui nous menace…
À cela plusieurs « raisons », respectivement subjectives
et objectives, qui ne m’appartiennent d’ailleurs pas en propre.
• Bien que ma foi dans les institutions ou les discours officiels
soit nulle, et bien que je ne ressente que répulsion pour le cycle
malodorant production-consommation-déjection avancé en Occident
comme une indépassable « weltanschauung », je reste
fortement confiant dans mes valeurs de référence qui, pour
être bafouées ou travesties par l’air du temps, n’en
sont pas moins belles, intangibles, élémentaires et indispensables
à l’humanité. Bien sûr, je ne fais que tendre
vers elles, avec mes petits moyens et en m’empêtrant dans
mes travers ou mes insuffisances. Mais bon, j’essaie de coller au
peloton de ceux de mes contemporains ou de mes prédécesseurs
avec lesquels je partage grosso modo une même conception de l’homme
et qui, devant moi et mieux que moi, roulent dans la bonne direction…
Cette métaphore cycliste me rappelle un jeu de ma petite enfance,
après la guerre : ne possédant pas de vélo, j’avais
confectionné une sorte de guidon avec du fil de fer et pris l’habitude
de me déplacer en soufflant et en me déhanchant comme Gino
Bartali ou Fausto Coppi. Pour autant que je m’en souvienne, je ne
m’identifiais à aucun de ces deux « campionissimi »,
mais je produisais du sens et de l’intensité en m’imaginant
en train de me dépasser dans l’ombre et le sillage de ces
géants de la route…
Bref, au mélange d’empathie, de colère
et de narcissisme minimal (j’insiste tout de même sur le «
minimal ») dont procède mon engagement, s’ajoutent
non seulement une foi sereine dans les valeurs évoquées
plus haut, mais encore la conviction que chacun de nous peut être
l’artisan, le producteur du sens de sa propre existence. Emballé,
pesé, payé, vécu… et c’est déjà
presque la fin de partie ; alors, pas de quoi fouetter un chat.
• Ma part d’optimisme et d’admiration va à des
individus lumineux, à certains types d’humanité que
j’ai croisés ou fréquentés en Afghanistan,
en Afrique, quelques fois en France, ou ailleurs. Des personnes dont le
souvenir, auquel j’ai quotidiennement recours, même furtivement,
me ravitaille en raisons de vivre, d’agir, de rester en mouvement,
d’apprendre, d’éviter les pesanteurs et les calcifications
liées à l’âge, aux épreuves et aux certitudes.
En compactant les qualités des uns et des autres pour en faire
celles d’un personnage aussi proche qu’imaginaire, je dispose
d’un « coach » à la fois fictif, idéal,
sévère et pédagogue. Une sorte de mentor dont l’exemplarité
et les exigences ne me laissent pas beaucoup souffler mais qui me rassure
et me stimule. Chacun son truc, hein.
Je vous laisse le mot de la fin…
Bien qu’ayant vérifié l’étonnante banalité
du mal dans des circonstances diverses, au cours d’une existence
plutôt remplie, j’ai longtemps conservé un zeste de
confiance (guère plus) dans la possibilité d’une application
institutionnelle et minimale des principes humains. Il m’a fallu
découvrir les rouages cachés du traitement appliqué
au grand âge pour savoir à quel point ce problème
(comme beaucoup d’autres) perdure et s’aggrave derrière
un décor en trompe l’œil fignolé par le système,
et combien la majorité de l’opinion publique reste - hormis
les victimes, bien sûr - craintive ou suspicieuse vis-à-vis
de ceux qui veulent lui dévoiler la vérité.
Les conflits sociopolitiques qui animent la vie française n’interdisent
donc pas une quasi synergie de fait entre le pouvoir et le peuple. Celle-ci
contribue à la banalisation d’événements et
de situations dont l’atrocité et la fréquence appellent
notre indignation. L’absence ou la timidité de cette indignation
pose une interrogation sur l’évolution de notre mentalité
collective, de notre humanité.
Un constat :
• 15 000 morts parmi nos anciens sur un coup de chaleur, la plupart
en « institution » : personne dans la rue.
• Un match de foot gagné par les « bleus », une
fête de la musique ou un défilé de la Gay Pride, des
centaines de milliers de gens dehors et en effervescence...
Je sais, une telle évocation peut paraître sommaire ou prosaïque,
mais pourquoi pas ? La vulgarité du réel, c’est aussi
la nôtre.
C’est pour se consacrer à ce combat difficile que Frank HAGENBUCHER,
Anthropologue et Directeur de recherche à l’Institut de Recherche
pour le Développement (IRD), a pris sa retraite en janvier 2002
et a fondé le Collectif contre les abus tutélaires (C. C.
A. T.)
Collectif Contre les Abus Tutélaires - CCAT
franck.hagenbucher@wanadoo.fr
Dossier Violences Judiciaires
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