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Article paru sur le site voltairenet.org/fr
du 17 février 2006
La polémique Chomsky / Blankfort
« Les mouvements anti-guerre ont totalement
échoué »
Tel-Aviv et Washington sont associés au
Proche-Orient, c’est un fait. Mais l’importance de ce lien
dans la politique coloniale de Washington fait débat au sein du
mouvement anti-impérialiste. Pour le journaliste états-unien
juif antisioniste Jeffrey Blankfort l’influence israélienne
est centrale dans la politique états-unienne et les mouvements
anti-guerre échouent en raison de leur incapacité à
appréhender l’importance de ce lobby. Développant
une approche radicale sur cette question, allant jusqu’à
nier la dimension énergétique de la guerre d’Irak,
M. Blankfort n’en ouvre pas moins des pistes intéressantes
sur l’influence sioniste aux États-Unis. Nous reproduisons
l’entretien qu’il a accordé à la journaliste
Silvia Cattori.
Jeffrey Blankfort est un journaliste états-unien et producteur
d’émission de radios sur les chaînes KPOO à
San Francisco, KZYX à Mendocino et KPFT/Pacifica à Houston.
Engagé dans le combat politique en faveur des Palestiniens et pour
la création d’un État unique binational en Palestine
depuis les années 70, il est devenu une des bêtes noires
des mouvements sionistes états-uniens mais s’est aussi attiré
les foudres d’une partie de la gauche états-unienne, autour
de Noam Chomsky, qui lui reproche son « obsession du lobby ».
Il a été rédacteur au Middle East Labor Bulletin
et co-fondateur du Labor Committee of the Middle East. Il fut également
un membre fondateur de la Nov. 29 Coalition on Palestine.
Silvia Cattori : Washington et Tel Aviv intensifient
leurs menaces contre l’Iran. A votre avis, Israël a-t-il un
intérêt national précis à affaiblir –
voire à détruire – nombre de pays arabes voisins et
dans quelle mesure parvient-il à orienter la politique des États-Unis
dans le sens de nouvelles agressions au Moyen-Orient ?
Jeffrey Blankfort : Ma position, que j’ai
d’ailleurs exposée dans un article, est la suivante : la
guerre en Irak n’était pas une guerre pour le pétrole,
mais une guerre conçue par les néo-conservateurs et par
le lobby pro-israélien aux États-Unis, au profit d’Israël.
Elle visait à placer Israël dans une position très
importante au Moyen-Orient, dans le cadre d’un plan visant à
parachever le contrôle planétaire des États-Unis.
C’est là ce à quoi appelait le document intitulé
« Project for a New American Century » (Projet pour un nouveau
siècle américain), ou PNAC [1]. Et bien qu’un certain
nombre de personnalités éminentes, tant du monde politique
que des milieux de la défense, ait dit qu’il s’agissait
d’une guerre déclarée et menée au service d’Israël,
le mouvement anti-guerre s’est obstinément refusé
à prendre cette possibilité en compte. Et en ce moment même,
la seule composante de la société américaine qui
soit en train de pousser l’administration des États-Unis
à entrer en confrontation militaire avec l’Iran se trouve
être l’establishment sioniste, ou le lobby, si vous préférez
– il s’agit d’organisations comme l’AIPAC (American
Israel Public Affairs Committee) [2], mais aussi d’autres organisations
juives – dont le principal objectif, depuis des mois, est d’empêcher
l’Iran de se doter d’armes nucléaires. La gauche et
le mouvement anti-guerre sont tellement obnubilés par l’imputation
de tous les maux de la terre à l’impérialisme américain,
d’une part, et par leur crainte panique de provoquer ce qui pourrait
être une forme de prétendu « antisémitisme »,
d’autre part, qu’ils ont exonéré Israël
de toute implication (et qu’ils continuent à le faire) ;
alors que d’autres, pourtant bien consensuels, n’ont pas manqué
de l’impliquer. Ainsi, n’ayant eu à acquitter aucun
prix pour avoir poussé les États-Unis dans la guerre contre
l’Irak – et je ne parle pas seulement de la guerre actuelle,
mais aussi de la guerre du Golfe, en 1991 – ils se préparent
à refaire la même chose, contre l’Iran. Même
pour un lobby, c’est un comportement absolument unique, absolument
sans précédent !
– Autrement dit, les États-Unis seraient
devenus un satellite d’Israel et agiraient en fonction des intérêts
de cet état ? Cette thèse n’est-elle pas à
l’opposé de la thèse de Chomsky et de la gauche en
général, pour lesquels ce sont les États-Unis qui
utilisent Israël, et qu’il y aurait convergence d’intérêts
entre Israël et les États-Unis, Israël étant simplement
« le flic de service », en retour des services rendus par
les États-Unis au Proche-Orient ?
Jeffrey Blankfort : Certes, Chomsky a tendance
à simplifier la politique américaine, en rejetant tous les
torts sur les élites et qui que ce soit qui puisse bien se trouver
à la Maison-Blanche, tout en occultant soigneusement le rôle
du Congrès.Aujourd’hui, onze membres du Sénat sont
juifs, soit 11% sur cent membres au total, alors que les Juifs représentent
seulement 2% de la population américaine [3]. Chomsky et ses amis
brandissent soit directement, soit indirectement, le spectre de l’antisémitisme,
ou de la provocation à l’antisémitisme, et le résultat,
c’est que tout le monde la ferme. Bon, il faut savoir que Chomsky,
qui était sioniste, dans son jeune temps – il a vécu
en Israël, il a des amis là-bas, il a même envisagé
d’aller s’y installer définitivement – a reconnu
en 1974 que cela était susceptible d’avoir une influence
sur ses analyses et sur ses prises de position, et il a tenu à
ce que ses lecteurs le sachent. Il l’a écrit, en 1974. Et
pourtant, bien peu de ceux qui lisent Chomsky aujourd’hui sont au
courant. Ils ne savent pas que Chomsky était sioniste, et qu’il
avait même envisagé la possibilité d’aller s’installer
en Israël. De fait, pendant des années, il n’a pas dit
un mot au sujet d’Israël, tout en prenant la parole sur le
rôle des États-Unis en Amérique centrale et au Vietnam.
C’est un ami commun, le Dr. Israël Shahak, qui a convaincu
Chomsky de s’exprimer publiquement au sujet du sort réservé
aux Palestiniens par Israël. Il est intéressant de constater
que le principal ouvrage écrit par Chomsky sur la question israélo-palestinienne,
Le Triangle fatal (The Fateful Triangle) commence, de fait, par une défense
d’Israël. C’est-à-dire que, tout en reconnaissant
tous les crimes israéliens contre les Palestiniens, il accuse principalement
les États-Unis, pour avoir laissé faire ! Maintenant, cette
défense, permettez-moi de vous dire qu’elle pourrait être
utilisée par Pinochet, au Chili, ou par n’importe quel dictateur
soutenu à bout de bras par les États-Unis n’importe
où dans le monde, afin de s’exonérer de la responsabilité
première de leurs exactions et de la faire retomber sur les États-Unis…
Or, moi, là-dedans, je ne marche pas… Et la plupart des gens
qui comprennent la situation ne marchent pas non plus, quand ils sont
amenés à examiner cette manipulation. Un certain nombre
de mes amis, qui sont aussi des amis de Chomsky, en ont convenu ; ils
sont d’accord avec moi. Le problème étant, je dirais,
qu’en tant que collègues universitaires, ils se sentent gênés
de critiquer Chomsky, d’autant qu’il est souvent attaqué
par des gens de droite.
Il a défendu beaucoup de gens qui étaient attaqués
et, de ce fait, il s’est gagné leur loyauté. Il a
été également le mentor de pas mal de chercheurs
et, ironiquement, c’est Chomsky qui a mis le pied de bien des gens
à l’étrier de l’engagement politique…
Ils ont lu Chomsky, et ils se sont enthousiasmés pour l’action
politique. Et ce n’est que plus tard – quand ils ont cette
chance – qu’ils découvrent que Chomsky ne se contente
pas d’ouvrir des portes : il les referme, tout aussi bien !
– Ce qui voudrait dire que Chomsky accorde
au lobby pro-israélien moins d’importance qu’il n’en
a en réalité ? Chomsky aurait-il soutenu des options injustes
à l’égard des Palestiniens pour préserver Israël,
avec lequel il a une attache affective ? Est-ce l’unique cas où
Chomsky aurait défendu l’indéfendable ?
Jeffrey Blankfort : Oui, pour l’essentiel.
Sur la plupart des autres sujets, il est plus ouvert. Mais sur ce sujet
particulier, il refuse carrément la discussion. En 1991, nous avons
eu un échange qui a été publié par un journal
de gauche, de New York, The National Guardian, et un ami de New York a
voulu organiser un débat entre Chomsky et moi sur la question du
lobby israélien à la Conférence des Chercheurs Socialistes
(Socialist Scholars Conference). Chomsky a refusé, écrivant
que « Cela n’apporterait rien ». Après son refus,
j’ai demandé à un professeur en Californie, Joel Benin,
que je connais bien et qui est sur les positions de Chomsky, s’il
accepterait de débattre avec moi. Il a refusé lui aussi,
en me faisant exactement la même réponse : « Cela n’apporterait
rien ! »
– Et sur l’Iran, qui est aujourd’hui
dans le collimateur, Chomsky minimise-t-il aussi, à votre avis,
le rôle du lobby qui agit aux États-Unis dans l’intérêt
d’Israël ?
Jeffrey Blankfort : En ce qui concerne l’Iran,
il semble bien que Chomsky et les autres ne veulent toujours pas voir
la campagne que le lobby est en train de mener pour nous entraîner
dans une nouvelle guerre – une guerre qui sera bien plus catastrophique
que le désastre actuel en Irak.
Il y a, aux États-Unis, une coalition de douze organisations féminines
communautaires juives, qui s’appelle elle-même « Une
Voix pour Israël » (One Voice for Israel), et qui s’est
créée en 2002, pour répondre à la publicité
négative que la destruction de Jénine a value à Israël.
Chaque année, au cours d’un raout qu’elle intitule
« Take-5 », cette fédération fait en sorte qu’un
million de femmes juives appellent au téléphone la Maison-Blanche
au même moment ; puis, un autre jour, elles appellent le Congrès.
À chaque fois, elles ont fait sauter le standard du Capitole. C’est
une de leurs manières de montrer leur pouvoir…
Le 22 février, elles téléphoneront au Président
Bush pour lui livrer leur opinion sur ce qu’il conviendrait de faire
à propos de l’Iran et de son développement nucléaire,
qu’il soit civil ou militaire. C’est un genre d’opération
qui se poursuit, en permanence, mais pour le mouvement anti-guerre, ou
pour la gauche, ça ne pose pas de problème. Encore faut-il
qu’ils soient au courant ! Le Professeur Chomsky m’a écrit
(à moi, et à d’autres) qu’il s’agit là
d’une question qui ne l’intéresse pas…
Il y a deux ans de cela, quand la même personne qui l’avait
invité à débattre avec moi (en 1991), demanda à
nouveau à Chomsky s’il était intéressé,
il a refusé, en invoquant mon « obsession du lobby ».
Il a même écrit qu’il refuse de lire l’article
que j’ai écrit au sujet de sa personne. Ce n’est pas
le genre de réponse qu’on attendrait d’un intellectuel.
Je trouve piquant qu’il accepte volontiers de débattre avec
Alan Dershowitz, parce que c’est vraiment facile, mais qu’en
revanche il refuse de débattre avec quiconque, à gauche.
Tout au moins, pas de ce sujet-là… Et c’est pourtant
de ça qu’il faudrait parler, et pas d’autre chose !
– Pensez-vous qu’il y ait, dans d’autres
pays, l’équivalent de l’AIPAC ?
Jeffrey Blankfort : L’AIPAC est quelque
chose de tout à fait particulier. Tout en étant un lobby
déclaré et enregistré, en faveur d’Israël,
il n’est pas tenu de s’enregistrer en tant que lobby étranger.
Et cela lui confère une situation absolument unique aux États-Unis.
À chaque audition, au Congrès, qui implique les questions
moyen-orientales, vous verrez des employés de l’AIPAC y participer.
Aucun autre lobby – en particulier, aucun lobby étranger
– n’a un tel privilège. Ce sont eux, aussi, qui rédigent
les lois que le Congrès adopte ensuite. Ainsi, par exemple, le
récent décret « Sur la reddition de comptes par la
Syrie et la souveraineté du Liban » (Syrian Accountability
and Lebanese Sovereignty Restoration Act) [4], adopté il y a deux
ou trois ans, et qui devait conduire à la situation que nous constatons
aujourd’hui au Liban et en Syrie, a été rédigé
par l’AIPAC, qui a même trouvé le moyen de s’en
vanter, peu après. Les seuls milieux qui prétendent ne rien
savoir, c’est la gauche. Cela se trouve sur le site web de l’AIPAC,
ainsi que dans ses publications papier. L’AIPAC fourni également
des stagiaires – de jeunes étudiants juifs, brillants –
qui travaillent dans les bureaux des parlementaires du Congrès.
Ils demandent à être reçu par un membre du Congrès,
et ils lui disent : « Nous avons cette jeune personne qui aimerait
effectuer un stage à Capitol Hill ; nos stagiaires peuvent effectuer
un stage d’un an, et ils effectueront un travail effectif dans vos
bureaux… » Vous en connaissez beaucoup, des membres du Congrès
qui iraient refuser un secrétaire bénévole ?
Cette organisation AIPAC a aussi une fondation spéciale qui organise
des voyages gratuits en Israël pour des membres du Congrès.
L’an dernier, plus de cent membres du Congrès sont ainsi
allés en Israël, aux frais de la princesse, tous frais payés
par cette fondation. Il faut savoir qu’il y a un grand débat,
autour de ces voyages gratuits payés par divers lobbies, mais je
ne pense pas que cela entraînera un quelconque problème pour
les menées de l’AIPAC. S’il prend des mesures drastiques,
le Congrès fera une exception, dès lors qu’il s’agira
d’Israël…
Ce qui est curieux, c’est que nous autres Américains, nous
avons un pays voisin, au Sud, qui s’appelle le Mexique. Le Mexique
est bien plus important pour les États-Unis, pour notre économie,
et puis il y a aussi aux États-Unis bien plus de personnes d’origine
mexicaine que de juifs… Il y a des milliers de Mexicains et de Mexicano-Américains
qui travaillent ici, et qui sont responsables de la culture et des récoltes
des produits agricoles des États-Unis. Et pourtant, il n’y
a pas de délégations du Congrès qui se rendent en
visite au Mexique,et le Congrès ne parle pas de l’importance
du Mexique… Et quand des parlementaires américains vont au
Mexique, c’est en vacances. Et pourtant, ici, aux États-Unis,
l’accent est mis en permanence sur Israël.
Il y a deux causes, très simples : l’argent, et l’intimidation.
Le Parti démocrate s’est reposé pendant des années
sur de riches sponsors juifs pour obtenir la majorité des contributions
financières qu’il reçoit. L’organisation AIPAC
elle-même ne donne pas d’argent. Non, l’AIPAC coordonne
tout ça, et vous indique à qui il faut donner. Ainsi, supposons
que vous soyez un donateur juif et que vous vouliez faire quelque chose
pour aider la cause d’Israël : l’AIPAC va vous indiquer
où verser votre argent. C’est ainsi que dans l’ensemble
des États-Unis, nous avons aujourd’hui près d’une
quarantaine de Comités d’Action Politique, les PACs (Political
Action Committee), dont la seule raison d’être est de donner
de l’argent aux candidats aux élections américaines
(à tous les niveaux) qui soutiennent Israël. Aucun de ces
comités n’est identifié par un nom qui ait un quelconque
rapport avec Israël. Ainsi, ici, en Californie, nous avons un «
Comité des Californiens du Nord pour la Bonne Gouvernance ».
À St-Louis, dans le Missouri, vous avez le comité de «
St-Louisans for Good Government ». Le plus important est le National
PAC, ou NPAC. Et puis vous avez aussi le Hudson Valley Political Action
Committee, le Desert Caucus, etc.
Si vous vous en tenez à la raison sociale de ces comités,
vous n’avez pas la moindre idée de ce à quoi ils servent,
alors que les autres lobbies annoncent clairement leurs finalités.
Pourquoi n’avons-nous aucun « Comité des juifs partisans
d’Israël », ce serait plus clair, non ? Mais il y a encore
plus grave, pour les Démocrates, et pour une partie des Républicains
: l’argent qu’ils perçoivent de la part de personnalités
juives sionistes. Ainsi, par exemple, en 2002, un Israélien d’origine
égyptienne, Haim Saban, qui est venu aux États-Unis et a
gagné des milliards de dollars grâce à un programme
télévisé pour enfants télédiffusé
le samedi matin, a fait un don de 12,3 millions de dollars au Parti démocrate,
soit tout juste un million et demi de moins que ce que les comités
d’action politique des fabricants d’armes avaient donné,
mais aux deux grands partis américains…
Et il ne s’agit là que d’un bienfaiteur parmi d’autres.
Par ailleurs, c’est ce même Haim Saban qui a fondé
la Saban Institute, auprès de la Brookings Institute [5], qui s’occupe
d’affaires israéliennes. Il est également un des gros
financeurs de l’AIPAC, et il sponsorise des boums, à Washington,
au cours desquelles l’AIPAC forme des lycéens et des étudiants
à la propagande pro-israélienne. Les campus universitaires
américains sont les principaux champs de bataille des mouvements
juifs qui font du lobbying pour Israël, qui se sont fédérés
dans l’Israel Campus Coalition, forte de vingt-huit associations,
dont l’AIPAC, et qui a Israël pour première et unique
préoccupation.
Aujourd’hui, un des principaux objectifs du lobby, c’est d’obtenir
que les campus universitaires arrêtent leurs campagnes de désinvestissement
visant Israël. Les lobbyistes pro-israéliens essaient aussi
d’influencer la nouvelle génération de leaders de
la communauté juive, qui font actuellement leurs études,
afin de les amener à contribuer à la propagande en faveur
d’Israël.
– Pour aider les Palestiniens à obtenir
justice il faudrait au moins que ceux qui les soutiennent – ou prétendent
le faire – disent la vérité. Or, tout semble se passer
comme si, même dans ce camp là, cette vérité
était étouffée. Pensez-vous qu’aux États-Unis,
tout comme en Europe, la solidarité a échoué parce
qu’elle est dirigée par des gens qui sont là pour
mettre des freins à la critique d’Israël ? Pensez-vous
que l’influence de Chomsky s’est exercée dans ce sens
?
Jeffrey Blankfort : Ici, aux États-Unis,
le mouvement pro-palestinien est totalement inefficient, depuis pas mal
de temps. Et ce, pour plusieurs raisons. Une de ces raisons, c’est
le fait qu’il refuse de reconnaître le rôle joué
par le lobby pro-israélien. C’est comme si vous vous apprêtiez
à jouer un match de foot. Vous avez chaussé vos crampons
mais, au lieu de vous diriger vers le stade, vous allez au centre commercial
! Si vous n’êtes même pas sur le terrain de foot quand
le coup de sifflet de début de partie est donné, alors vous
n’êtes pas près de le gagner, ce match !
Ainsi, vous avez le plus puissant lobby aux États-Unis, d’un
côté, et de l’autre vous avez le mouvement de solidarité
avec les Palestiniens qui l’ignore totalement, mis à part
d’occasionnels piquets de protestation devant l’AIPAC…
Une des raisons, c’est que ce mouvement de solidarité a été
influencé par des groupes marxistes, qui vivent toujours en décalage
: ils vivent à une autre époque, dans un passé où
les lobbies ne jouaient aucun rôle. Des militants politiques me
disent assez souvent que parler du lobby, « ça n’est
pas marxiste », ou encore que parler du lobby, « ça
n’est pas socialiste » ! Je leur réponds que cela existe,
que c’est une réalité, et que c’est cela, qui
est important. Par ailleurs, il y a un grand nombre d’antisionistes
juifs, au style inimitable, qui occupent des positions de dirigeants dans
le mouvement pro-palestinien, qui affirment que mettre en cause le lobby,
c’est provoquer l’antisémitisme. En cela, ils sont
ce que personnellement j’appelle des « juifs exceptionnalistes
», qui repoussent toute critique adressée à des actes
accomplis collectivement par des juifs, comme celui de faire du lobbying
pour Israël – ce qui les rend, dans la pratique, très
difficilement distinguables des sionistes patentés !
Et ce qui se passe, je vais vous le dire : j’entends tous ces gens-là
nier l’existence du lobby, et me citer verbatim la doxa chomskyenne,
sans même qu’ils ne mentionnent le nom de Chomsky !
Chomsky a sur eux une influence tellement critique, tellement puissante,
qu’ils en sont réduits à s’identifier à
lui ! Le résultat, c’est que le mouvement pro-palestinien
refuse de reconnaître l’opposant majeur des Palestiniens sur
le sol états-unien.
Chomsky s’est publiquement prononcé contre le désinvestissement
du Massachusetts Institute of Technology (MIT), où il enseigne,
et où il a réussi à annihiler une résolution
de désinvestissement à force de l’édulcorer.
Deux semaines plus tard, il est revenu, cette fois-ci pour attaquer le
principe même du désinvestissement. Il est contre toute sanction
contre Israël ; il est contre le désinvestissement ; il n’a
jamais tiré de sa manche aucune proposition d’action susceptible
de changer la face du monde qui aille un peu plus loin qu’«
écrire au rédacteur en chef » !
Jamais il ne mentionne le Congrès ; jamais il ne mentionne les
commissions budgétaires. S’il mentionne l’aide à
Israël, au Congrès, il ne dira jamais : « Il faut que
vous arrêtiez ça ! » Il en parlera comme d’un
fait à prendre ou à laisser, d’une donnée naturelle,
comme : « aujourd’hui, il pleut » ou « aujourd’hui,
il fait beau ». Je lui ai écrit, à ce sujet, et sa
réponse n’a pas été particulièrement
amicale…
De 1988 à 1995, j’ai publié une revue, le Middle East
Labor Bulletin, auquel Chomsky s’était abonné. Je
tenais une rubrique spéciale, dans cette revue, que je consacrais
au lobby israélien au Congrès, et dans laquelle je révélais
les noms des membres du Congrès qui étaitent avec le lobby,
et je publiais les sources, appartenant très majoritairement à
la presse sioniste. Aussi, tout lecteur de la revue disposait-il de preuves
amplement suffisantes du contrôle du Congrès des États-Unis
par le lobby israélien. Récemment, j’ai relu certains
des numéros de cette revue, publiés il y a vingt ans : ils
auraient pu être écrits aujourd’hui ! Chomsky ne peut
donc pas jouer les ignorants. Je pense simplement que ses leçons
précoces de catéchisme sioniste et ses craintes quant à
l’avenir des juifs sont si présents à son esprit qu’il
est en quelque sorte comme un enfant qui refuserait d’admettre la
vérité. C’est pitoyable.
Il appartient à cette catégorie de gens, que nous appelons
en Amérique les « Gatekeepers » (les gardiens du sérail)…
« Gatekeeper », il l’est aussi sur un autre sujet fondamental
: les événements du 11 septembre 2001 : il écarte
d’un revers de la main les nombreuses questions qui ont été
soulevées autour de la version officielle de l’administration
Bush sur les attentats contre le World Trade Center. Chomsky affirme qu’il
n’y a aucune raison sérieuse de remettre en cause la version
des attentats du 11 septembre racontés par M. Bush. Aussi la plupart
des critiques qui lui sont adressées proviennent de personnes qui
ont effectué des recherches sur les attentats du 11 septembre,
tandis que lui s’entête à répéter le
mantra selon lequel « ce que nous a raconté l’administration
Bush est la vérité ». Ainsi, le rôle que joue
aujourd’hui Chomsky sur la scène internationale est, à
mon avis, un rôle réactionnaire.
Il dit, par ailleurs, beaucoup de choses très bien, avec lesquelles
je suis d’accord et, encore une fois, je répète que
beaucoup de gens disent avoir été introduit à la
politique par Chomsky. Il a allumé l’étincelle chez
pas mal de personnes. Mais aujourd’hui – c’est peut-être
une situation dialectique – il est en train d’éteindre
l’étincelle, ou, à tout le moins, il oriente ses émules
dans la mauvaise direction…
– Votre dénonciation des thèses
de Chomsky – thèses qui ignorent l’influence de l’AIPAC
et d’autres organisations similaires dans les guerres américaines
au Moyen-Orient et leur impact négatif sur les mouvements de solidarité
– est-elle partagée aux États-Unis par beaucoup d’autres
intellectuels ?
Jeffrey Blankfort : J’appartiens à
une minorité, mais j’ai une liste de correspondant par mail
conséquente, et j’anime également une station de radio
– en réalité, j’en ai même deux. Les sionistes
ont essayé de me faire taire, mais ils n’y sont pas parvenus…
Une de leur façons d’intimider les gens consiste à
utiliser les diverses organisations juives. Chacune s’est chargée
d’un rôle particulier. Particulièrement importante,
parmi ces associations, est l’Anti-Defamation League (ADL), dont
la principale mission est de diffamer, d’intimider et d’espionner
les gens qui critiquent Israël. Je fais partie de ceux qui ont été
espionnés par elle, je sais donc de quoi je parle…
Leur agent avait infiltré notre organisation, la Commission de
travail sur le Moyen-Orient (Labor Committee on the Middle East) dont
j’étais un des cofondateurs, en 1987. Puis nous avons appris
qu’ils étaient en train d’espionner des centaines d’associations
appartenant à tout l’éventail politique, et des milliers
de personnes individuelles. Pour être précis : six cents
associations et rien moins que douze mille personnes privées !
J’ai réussi à obtenir le dossier qu’ils montaient
contre moi, et j’ai constaté qu’ils m’avaient
espionné illégalement. Je leur ai donc intenté un
procès.
Je suis allé au tribunal avec deux autres militants et, au bout
de dix ans, les types de l’ADL ont accepté un règlement
à l’amiable n’impliquant pas que je leur signe un engagement
de confidentialité. C’est peut-être pour ça,
que je n’arrête pas de parler d’eux.
Le type qui m’a espionné pour le compte de l’ADL bossait
aussi pour les services secrets sud-africains. Nous avions un énorme
mouvement anti-apartheid, aux États-Unis. Dans la pratique, le
lobby israélien et l’Afrique du Sud étaient sur la
même page de l’annuaire des téléphones ; c’étaient
vraiment des alliés extrêmement proches. Ils étaient
alliés sur tous les plans : socialement, culturellement et militairement.
C’est là quelque chose que, malheureusement, le mouvement
anti-apartheid a refusé – même lui – de prendre
en compte, là encore, à cause de pressions sionistes…
J’ai tendance à dire que le problème que rencontre
la mise en place d’un véritable mouvement politique, aux
États-Unis, c’est que ce mouvement est, dès le départ,
bloqué d’une part par les sionistes, et d’autre part,
par ce refus, à l’instar de Chomsky, de parler ouvertement
du sionisme et du rôle que ce mouvement joue, ici, aux États-Unis.
Revenons en arrière, en 1988, à une époque où,
durant les premiers mois de la première Intifada, et où
le mouvement anti-interventionniste refusait de soutenir l’exigence
qu’Israël mette un terme à son occupation du territoire
palestinien : un Amérindien, un leader des indigènes américains,
me dit alors que le principal problème du mouvement américain,
c’était qu’il y avait beaucoup trop de sionistes libéraux
en son sein. Et c’est vrai. Je ne cite jamais le nom de ce militant
amérindien, car si je le rendais public, il serait immédiatement
accusé d’antisémitisme…
J’ai été taxé de juif développant une
« haine de soi », d’antisémite… que sais-je
? Mais je m’en moque, parce que je considère que l’accusation
d’antisémitisme est le premier refuge des scélérats.
Le patriotisme est le refuge ultime des scélérats, mais
l’antisémitisme, c’est le premier… Dans ce pays,
il a été utilisé pour réduire au silence tellement
de gens honnêtes ! Et c’est une des raisons pour lesquelles
je suis contre toutes ces organisations spécifiquement juives qui
se targuent d’être à la pointe du combat pour la Palestine.
Je vais vous dire ce qui se passe : il y a beaucoup de juifs antisionistes,
ou qui se prétendent tels, qui disent : « Nous, en tant que
juifs antisionistes, nous devons fournir le leadership, pour que les autres
voient que ce ne sont pas tous les juifs qui soutiennent Israël »…
Moi, je suis totalement contre ça, parce que tous les contribuables
américains paient leurs impôts et, donc, soutiennent Israël
! C’est donc bien un problème américain ! Et, en faisant
valoir qu’il faut absolument que les leaders du mouvement soient
juifs, que des juifs sont antisionistes, que des juifs font ceci, que
d’autres juifs font cela… que disent-ils, en fait, aux non-juifs
? Ils leur disent : « nous, si nous pouvons nous permettre de faire
cela, c’est parce que nous sommes juifs ». Cela a été
essayé depuis tellement de temps… et ça ne marche
pas !
Aussi, quand Jeff Blankfort parle, ce n’est pas un juif qui s’exprime,
c’est un être humain. C’est la raison pour laquelle,
en 1970, quand je suis allé pour la première fois au Moyen-Orient
(au Liban et en Jordanie), je n’ai pas dit aux gens que j’étais
juif. Ce n’est pas Jeff Blankfort le juif qui est allé là-bas,
c’est Jeff Blankfort, le journaliste !
Il n’était nul besoin d’être Sud-Africain pour
être contre l’apartheid. Il n’était nul besoin
d’être Nicaraguayen pour être contre les Contras, ni
d’être Vietnamien pour être contre la guerre au Vietnam…
Qu’est-ce que le fait d’être juif ou pas a à
voir avec le fait de dénoncer ce que les Israéliens font
subir aux Palestiniens ? En réalité, les juifs devraient
être extrêmement prudents, en matière de rôle
dirigeant. Ce n’est pas la place de juifs, de gens qui s’identifient
en tant que juifs. L’ironie, c’est que les gens qui sont le
plus cités, qui s’expriment le plus sur cette question aux
États-Unis, sont tous des juifs, qui, en fin de compte, veulent
protéger Israël…
Chomsky, bien entendu, est le plus important d’entre eux. Ils critiquent
Israël, voyez-vous, parce que c’est important : c’est
quelque chose dont vous ne pouvez faire à moins. Mais ils détournent
la responsabilité principale sur les États-Unis et, ce faisant,
tout en n’absolvant pas Israël, ils ne le protègent
pas moins contre toute rétorsion, sous la forme de sanctions, de
boycotts et de désinvestissements…
– Vous venez de dire que vous-même
avez été accusé d’antisémitisme. Le
Président du Venezuela Hugo Chavez a, par exemple, été
récemment accusé par les quotidiens français Libération
et Le Monde d’avoir tenu des propos « antisémites ».
Ne pensez-vous pas que cette accusation est devenue plus difficile à
exploiter face à une opinion publique qui a découvert qu’elle
était manipulée à des fins politiques ?
Jeffrey Blankfort : Même si les gens disent
quelque chose à ce sujet, en privé, ils ne le diront pas
publiquement. Occasionnellement, je contribue à obtenir des interviews
de Palestiniens et d’Israéliens progressistes par les médias
de la région du grand San Francisco. Les choses étaient
plus ouvertes, plus libres, aurais-je tendance à dire, il y a quelques
années, sur les radios de grande écoute que ce n’est
aujourd’hui le cas. En 1982, j’ai pu faire interviewer un
soldat israélien, un réserviste, qui refusait d’aller
servir au Liban, par le plus grand talk show de San Francisco. Il a dit
la vérité sur la guerre du Liban, que ce n’étaient
pas les Palestiniens qui bombardaient ce pays. Dans la deuxième
heure de l’émission, qui était diffusée dans
l’ensemble des États-Unis, un auditeur qui avait un fort
accent étranger a appelé la station. Il a demandé
: « Quel est le responsable qui laisse parler ce communiste sur
les ondes ? »
L’animateur du talk show a répondu que c’était
lui-même, mais en réalité, c’était le
producteur qui avait fait en sorte que mon ami passe sur les ondes. Très
peu après, cet animateur qui était parmi les plus populaires
des animateurs radio à San Francisco a été remplacé
par un sioniste qui est encore à son poste et qui est tellement
sioniste que chaque année, à chaque retour de célébration
de la fête nationale israélienne à San Francisco,
il en est le maître des cérémonies…
Sur les ondes, dans les principales stations de radio, vous trouverez,
parmi les propriétaires ou les principaux décideurs des
gens qui sont manifestement sionistes. Le président de CBS News,
Leslie Moonves, par exemple, est un petit-neveu de David Ben Gourion.
La plupart des gens ne peuvent (ou ne veulent) pas me croire quand je
parle de l’influence sioniste dans les médias. Je lis la
presse juive, et elle n’arrête pas de publier des informations
à ce sujet, qui ne sont pas publiées dans la grande presse.
C’est dans la presse juive que je trouve la plus grande partie de
mes informations, et après vérification, cette presse est
crédible… Une publication, à ce sujet, est particulièrement
utile : il s’agit de Forward, un hebdomadaire juif qui est l’équivalent
du Wall Street Journal, à destination des juifs, parce qu’il
contient beaucoup d’informations qu’on ne trouve nulle part
ailleurs.
Ce qui est particulièrement piquant, c’est que la plupart
des gens que je connais, qui se battent pour les Palestiniens aux États-Unis,
n’ont jamais lu la presse juive ! Pour moi, si vous ne lisez pas
la presse juive sioniste, vous n’êtes pas sérieux.
En effet, nous ne pouvons rien faire, dans ce pays, au sujet de ce qui
est en train de se passer en Palestine, de manière directe. Mais
ce que nous pouvons faire, en revanche, aux États-Unis, c’est
lutter contre le soutien dont bénéficie Israël chez
nous, dénoncer le lobby israélien et saper les positions
d’Israël aux États-Unis. Ce n’est qu’en
affaiblissant le soutien dont bénéficie Israël chez
nous, aux États-Unis, que nous pourrons renforcer la position du
peuple Palestinien.
– Nombre de gens, touchés par le
malheur des Palestiniens et des Irakiens, ne sont-ils pas de plus en plus
conscients que les médias mentent ?
Jeffrey Blankfort : Oh, vous savez ; bien sûr,
les journaux nous mentent, mais même s’il y a plus d’infos
sur Internet, elles ne sont pas toujours fiables non plus – même
de notre côté – et nous devons être attentifs
à ne pas gober tout ce que nous lisons sur Internet, tout simplement
parce que c’est ce que nous aimons croire…
Dans la région de la Baie de San Francisco, nous avions il n’y
a encore pas si longtemps sept ou huit quotidiens. Aujourd’hui,
il en reste à peine deux… et demi ! Et ces journaux sont
devenus des sortes de tabloïds dans le style de la presse de caniveau
britannique : leur seule ambition est de se tenir à flot, et de
ne pas sombrer à cause de la télé… Contrairement
à l’Europe, la télévision, aux États-Unis,
est d’une qualité déplorable, et les Américains
sont véritablement des drogués de la téloche. Ils
sont aussi des toxicomanes des gadgets électroniques portables,
comme les walkmans CD et MP3, et puis, depuis un an ou deux, les célèbres
iPod. Cela ne présage rien de bon. De plus, l’arène
politique américaine est totalement bétonnée ; on
n’y trouve pratiquement aucune opportunité.
Nous avons deux partis, qui sont semblables pratiquement en tous points
: ce sont les deux ailes du Parti capitaliste ! L’un achète
les gens : c’est le Parti démocrate. Et l’autre les
massacre : c’est le Parti républicain. Ils débattent
(plus exactement : ils font semblant de débattre) de questions
intérieures, mais dès qu’il s’agit d’Israël,
ils se serrent mutuellement dans leurs bras. Ainsi, par exemple, vous
pouvez avoir des femmes membres du Congrès, qui luttent pour le
droit à l’avortement. Mais elles s’unissent aux femmes
membres du Congrès les plus à droite et les plus violemment
opposées à l’avortement, dès lors qu’il
s’agit de soutenir Israël ! Cela n’est jamais commenté,
ni même évoqué, à l’intérieur
de la gauche ! C’est vraiment déprimant, parce que je ne
vois pas beaucoup d’évolution, même s’il y a
eu quelques protestations à l’occasion de réunions
de l’AIPAC local. Mais aucun lien n’est clairement établi
entre le lobby israélien et le Congrès et ce qui se passe
en Israël/Palestine. Et je ne vois pas la situation s’améliorer
beaucoup. Je ne sais pas si le déclic va s’opérer,
ni de quelle manière. Mais pour l’instant, je n’entrevois
pas un futur très brillant…
– Si l’orientation des médias
ne change pas, et si l’influence des lobby pro-israélien
continue à s’exercer sur nos États, sans être
dénoncée par la gauche, ne pensez-vous pas qu’Israël
va se sentir plus à l’aise pour attaquer l’Iran aujourd’hui,
la Syrie demain ?
Jeffrey Blankfort : Les néo-conservateurs,
qui sont presque exclusivement juifs, et le lobby israélien ont
entraîné les États-Unis dans la guerre en Irak. Le
père du président actuel, le premier George Bush était
contre cette guerre, et les compagnies pétrolières aussi.
Et, en dépit du fait que cette guerre est catastrophique, à
tous les sens du terme, ils n’ont eu à acquitter politiquement
aucun prix, simplement parce que seuls quelques publicistes isolés
– et parmi eux, une minorité d’éditorialistes
de gauche, et aucun représentant du mouvement anti-guerre, dans
notre pays – ont écrit des articles dénonçant
cela. Aussi, aujourd’hui, les mêmes forces sont-elles en train
de pousser les États-Unis à la confrontation avec l’Iran.
Bien que je ne pense pas que cela arrive, pour la seule raison que les
États-Unis sont empêtrés en Irak. De plus, si les
États-Unis devaient un jour attaquer l’Iran, les troupes
irakiennes, formées par les États-Unis, qui sont très
pro-iraniennes et liées aux deux partis, SCIRI et al-Da’wa
(tous deux fondés en Iran en 1982, et qui ont combattu du côté
de l’Iran, contre Saddam) répliqueraient certainement, et
l’Irak exploserait encore plus qu’il n’a d’ores
et déjà commencé à le faire.
C’est la raison pour laquelle je pense que les États-Unis
n’attaqueront pas l’Iran, même si tout le monde, ici,
semble le penser. Mais si les États-Unis attaquent l’Iran,
ce sera la preuve ultime que le lobby sioniste exerce un contrôle
total de la politique américaine, et je ne pense pas que les choses
en soient arrivées à ce point, pour l’instant.
Ce qui est en train d’arriver est intéressant : Bush est
faible, en ce moment ; les Républicains l’abandonnent, il
a perdu beaucoup de partisans au Congrès ; il obtiendra la nomination
de son poulain, Alito, à la Cour suprême, mais l’AIPAC
a critiqué ce candidat, qu’il juge trop mou concernant l’Iran.
L’AIPAC a critiqué publiquement Bush, qu’il accuse
d’avoir été incapable de traîner l’Iran
devant le Conseil de sécurité de l’Onu, tout en sachant
très bien que si les États-Unis avaient réussi à
faire comparaître l’Iran devant le Conseil de sécurité,
ils n’auraient néanmoins pas réussi à réunir
une majorité contre ce pays… Des spéculations nombreuses
circulent, selon lesquelles Israël attaquera l’Iran, même
si les États-Unis hésitent, parce qu’il s’agit
d’une année électorale, et qu’Israël sait
bien – ainsi que le lobby israélien aux États-Unis
– que, quoi que fasse Israël, dans une telle conjoncture, il
sera applaudi par le Congrès. Donc, nous risquons de retrouver
le même scénario que pour l’Irak…
Il est intéressant de relever que les journaux, les radios et les
chaînes de télévision observent bien que jamais les
membres du Congrès n’iront critiquer Israël en année
électorale, mais sans jamais expliquer pourquoi… La gauche,
emmenée par Chomsky, prétend ne pas même être
au courant de l’existence d’un quelconque problème.
L’ironie, c’est que, si vous lisez la grande presse, vous
trouvez beaucoup plus d’informations sur ce qui se passe, concernant
le lobby, que si vous lisez la presse de gauche, dans l’état
lamentable où elle se trouve actuellement. Le quotidien The Forward
est d’une lecture capitale, car il explique ce qui se passe au niveau
du lobby. Ainsi, récemment, il a couvert l’enquête
diligentée contre l’AIPAC, que la gauche, encore une fois,
ignore délibérément. D’aucuns posent la question
: « si l’AIPAC était aussi puissant que vous le dites,
pourquoi ferait-il l’objet d’une enquête ? » Ma
réponse, c’est qu’il y a des gens, à Washington,
dans les services de renseignement, qui, pour des raisons qui leur sont
propres, sont extrêmement inquiets de « l’israélisation
» de la politique étrangère des États-Unis.
Et ces gens, qui travaillent, ou ont travaillé, à Washington,
sont aux prises depuis fort longtemps avec le lobby pro-israélien.
La gauche, là encore, ne participe pas à cette lutte, malheureusement.
Il y a donc bien des gens qui savent ce qu’Israël trame, à
Washington, qui savent ce que le lobby israélien fabrique à
Washington ; et ils veulent arrêter ça.
– Pour en revenir à ce qui vous sépare
de Chomsky sur la question palestinienne, peut-on dire que vous voulez
que les Palestiniens gagnent alors
que Chomsky, lui, veut que les Israéliens ne perdent pas ?
Jeffrey Blankfort : Je ne formulerais pas cela
ainsi, mais je pense que c’est aux Palestiniens qu’il appartient
de décider de l’avenir en Israël et en Palestine, et
que Chomsky est essentiellement préoccupé par le devenir
d’Israël et le bien-être des juifs. Il est opposé
à la solution à un seul État. Or, pour moi, l’État
unique est la seule solution possible. Mais je ne développerai
pas mon argumentation ici, car il ne nous appartient pas, à nous,
d’en décider.
Mais je donne certainement la priorité
aux Palestiniens, et lui la donne incontestablement aux Israéliens.
C’est là, en effet, la différence fondamentale entre
nous.
Je vous remercie.
Entretien réalisé par Silvia Cattori
le 11 février 2006. Propos retranscrits en anglais par Claudine
Faenhdricht et traduits de l’anglais par Marcel Charbonnier. Cette
traduction est en copyleft.
[1] Voir à ce sujet « L’Institut américain de
l’entreprise à la Maison-Blanche », Voltaire, 21 juin
2004.
[2] Voir à ce sujet « Les fondamentalistes
pour la guerre », par Thom Saint-Pierre, Voltaire, 3 avril 2003.
[3] Aux États-Unis, les membres du Congrès
déclarent leur religion lors de leur élection
[4] « Le Syria Accountability Act »,
Voltaire, 19 septembre 2003.
[5] Voir à ce sujet « La Brookings
Institution, think tank des bons sentiments », Voltaire, 30 juin
2004
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