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Note de l'éditeur

Cette note est pour expliquer les conditions dans lesquelles ce livre a été conçu et publié.
En juillet 1976, les détenus de la prison de Stammheim — Baader, Ensslin, Raspe — ont manifesté leur désir que soit publié un recueil des derniers textes d'Ulrike Meinhof, ainsi qu'un certain nombre de textes et de pièces relatives au procès et aux circonstances de son « suicide ». Les guillemets sont employés ici dans toute leur signification. Les détenus faisaient bien préciser en effet que la seule chose qui leur importait dans une telle publication, c'était de pouvoir démontrer, par la nature même des textes produits, qu'Ulrike Meinhof n'avait pas pu se suicider et qu'il s'agissait bien, comme ils en étaient convaincus (et on lira notamment le texte de Raspe), d'un assassinat. En fait, il est apparu que c'est à cause de l'importance et de l'urgence d'une telle dénonciation que les prisonniers acceptaient de faire paraître sous le seul nom d'Ulrike des textes dont ils considéraient qu'ils étaient l'émanation collective du « groupe ».

En ce qui nous concerne, nous avions déjà précisé notre sentiment dans le bulletin de mai 1976 des éditions Maspero de la manière suivante, et nous n'avons aujourd'hui rien à en retrancher :
« Ulrike Meinhof était notre camarade. Nous l'avons con-nue au début de nos éditions en 1960 et 1961, lorsqu'elle accomplissait un travail semblable au nôtre à Hambourg, en dirigeant la revue Konkret. Lorsque, après l'attentat contre Ru-di Dutschke en 1968, elle a cessé de croire, avec beaucoup d'autres, à l'utilité d'un tel travail, elle est devenue, en passant à une action violente, directe, immédiate, l'une des deux

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têtes de ce que la presse à sensation a appelé « la bande à Baader. » D'autres de nos amis ont ainsi renié nos espoirs communs en un travail d'information et d'organisation. Écœuré de la même manière, Giangiacomo Feltrinelli s'est lancé dans une clandestinité armée qui n'a débouché que sur sa solitude et son assassinat.

« Nous n'avons jamais cru que cette action violente était autre chose que désespérée et sans issue. Mais nous n'oublions pas qu'Ulrike Meinhof, comme Feltrinelli, aimait trop la vie pour accepter le système qui l'a finalement écrasée. Ce système est plus oppressif plus écrasant, plus menaçant que jamais. Ce n'est pas parce que, à un certain moment d'une lutte commune, nos chemins ont divergé, ce n'est pas parce que nous continuons à espérer, envers et contre tout, qu'il y a d'autres formes de lutte pour triompher du nazisme quotidien qui menace l'Europe aujourd'hui, que nous ne gardons pas intact le souvenir de notre camarade Ulrike Meinhof, malgré toutes les abjectes calomnies de la presse. »

La mise au point des textes d'Ulrike Meinhof a été extrêmement longue pour diverses raisons. Difficultés de traduction de textes souvent ardus, d'abord. Difficultés de communication, bien sûr, aussi. Notre désir a toujours été de respecter la volonté des prisonniers et non de faire paraître un ouvrage à sensation. Précisons encore que les rapports qui ont pu être ainsi entretenus avec les prisonniers, du moins au dé-but, dans les moments, qui se sont faits de plus en plus rares, où ils n'étaient pas dans l'isolement le plus total, n'ont rien d'illégal : il est pratiquement légitime, cela a toujours été constant, que des prisonniers qui passent en procès, se préoccupent de ce que l'opinion ait connaissance de leurs positions.

Annoncée pour la fin de l'année 1976, la parution du livre a été reportée à plusieurs reprises par respect pour la volonté des prisonniers. Il s'agissait de ne pas les trahir dans cette image d'eux-mêmes qu'ils voulaient transmettre, la seule qui puisse avoir un sens dans le concert crapuleux entrepris par les media à la remorque de la presse Springer.
Au fil des mois, on en est revenu à un ensemble de textes représentant l'ensemble du groupe, tel qu'il s'est exprimé à propos des procès — publication collective plus conforme à l'idéologie même du groupe. Pour des raisons de taille du livre il a malheureusement fallu élaguer des textes importants. Nous avons demandé à maître Croissant, alors qu'il exerçait encore dans son cabinet de Stuttgart, de rédiger l'indispensa-

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ble chronologie — ce qui revient naturellement à tout avocat qui prend la charge d'un dossier autrement que pour donner un alibi de pure forme aux juges. Nous avions fait jadis de même pour présenter des textes de militants détenus du F.L.N. algérien.

Le livre paraît à la date qui avait été fixée il y a maintenant plusieurs mois — le « suicide » de ses auteurs n'a rien changé, ni dans la date de publication, ni dans la composition des textes. A la relecture, l'éditeur se sent autorisé à faire au moins deux constatations très élémentaires :

La première constatation est du domaine de l'évidence. Si les prisonniers de Stammheim avaient pris la décision de faire publier les textes d'Ulrike pour prouver que celle qui les avait écrits n'avait absolument pas pu se suicider, que dire aujourd'hui de ce recueil sinon qu'il porte page après page à la conclusion que dans cette dernière lutte à mort qu'ils avaient entreprise, démunis de tout, au fond de leurs cellules, le suicide était justement la seule arme que refusaient les prisonniers, qui était exclue de leur système, de leur logique de combat ?

La deuxième constatation découle de la première. Les prisonniers prétendaient que leur action permettait de mettre à jour, sous les faux-semblants de la démocratie occidentale, la vraie nature de cette démocratie : ils n'hésitaient pas à appeler celle-ci « fascisme ». Il est indéniable qu'ils ont remporté, dans leur logique, un éclatant succès : à se mettre ainsi, à coup de surenchères, eux-mêmes hors-les-lois, ceux qui représentent les lois en Allemagne de l'Ouest — et leurs complices au pouvoir dans les « démocraties » voisines, les démocraties « populaires » de l'Est, elles, ayant déjà, depuis longtemps, révélé leurs traits réels — démasquent le vrai visage de la violence d'Etat. Et dans cette défaite des masques : les militants de la « R.A.F. » sortent comme victorieux.

François Maspero

 

Préface de Jean Genet

L'hypocrisie profonde et la barbarie de la bourgeoisie s'étalent impunément sous nos yeux, que nous regardions vers les métropoles où sa domination a revêtu des formes respectables, civilisées, ou vers les colonies où elle est brutale.

K. MARX, cité par Andreas BAADER.

Les journalistes jettent à la volée des mots qui en mettent plein la vue sans trop se préoccuper de la lente germination de ces mots dans les consciences. Violence — et son complément indispensable : non-violence, sont un exemple. Si nous réfléchissons à n'importe quel phénomène vital, selon même sa plus étroite signification qui est : biologique, nous comprenons que violence et vie sont à peu près synonymes. Le grain de blé qui germe et fend la terre gelée, le bec du poussin qui brise la coquille de l'oeuf, la fécondation de la femme, la naissance d'un enfant relèvent d'accusation de violence. Et personne ne met en cause l'enfant, la femme, le poussin, le bourgeon, le grain de blé. Le procès qui est fait à la « R.A.F. » (Rote Armee Fraktion), le procès de sa violence est bien réel, mais l'Allemagne fédérale et, avec elle, toute l'Europe et l'Amérique veulent se duper. Plus ou moins obscurément, tout le monde sait que ces deux mots : procès et violence, en cachent un troisième : la brutalité. La brutalité du système. Et le procès fait à la violence c'est cela même qui est la brutalité. Et plus la brutalité sera grande, plus le procès infamant, plus la violence devient impérieuse et nécessaire. Plus la brutalité est cassante, plus la violence qui est vie

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sella exigeante jusqu'à l'héroïsme. Voici une phrase d'Andreas : « La violence est un potentiel économique. »

Quand la violence est définie ou décrite comme plus haut, il faut dire ce qu'est la brutalité : le geste ou la gesticulation théâtrales qui mettent fin à la liberté, et cela sans autre raison que la volonté de nier ou d'interrompre un accomplissement libre.

Le geste brutal est le geste qui casse un acte libre.

En faisant cette distinction entre violence et brutalité, il ne s'agit pas de remplacer un mot par un autre en laissant à la phrase sa fonction accusatrice à l'égard des hommes qui emploient la violence. Il s'agit plutôt de rectifier un jugement quotidien et de ne pas permettre aux pouvoirs de disposer à leur gré, pour leur confort, du vocabulaire, comme ils l'ont fait, le font encore avec le mot brutalité qu'ils remplacent ici, en France, par « bavures » ou « incidents de par-cours ».

Comme les exemples de violence nécessaire sont incalculables, les faits de brutalité le sont aussi puisque la brutalité vient s'opposer toujours à la violence. Je veux dire encore à une dynamique ininterrompue qui est la vie même. La brutalité prend donc les formes les plus inattendues, pas décelables immédiatement comme brutalité : l'architecture des H.L.M., la bureaucratie, le remplacement du mot — propre ou connu — par le chiffre, la priorité, dans la circulation, donnée à la vitesse sur la lenteur des piétons, l'autorité de la machine sur l'homme qui la sert, la codification des lois pré-valant sur la coutume, la progression numérique des peines, l'usage du secret empêchant une connaissance d'intérêt général, l'inutilité de la gifle dans les commissariats, le tutoiement policier envers qui a la peau brune, la courbette obséquieuse devant le pourboire et l'ironie ou la grossièreté s'il n'y a pas de pourboire, la marche au pas de l'oie, le bombardement d'Haïphong, la Rolls-Royce de quarante millions... Bien sûr, aucune énumération ne saurait épuiser les faits, qui sont comme les avatars multiples par lesquels la brutalité s'impose. Et toute la violence spontanée de la vie continuée par la violence des révolutionnaires sera tout juste suffisante pour faire échec à la brutalité organisée.

Nous devons à Andreas Baader, à Ulrike Meinhof, à Holger Meins, à Gudrun Ensslin et Jan-Karl Raspe, à la « R.A.F. » en général de nous avoir fait comprendre, non seulement par des mots mais par leurs actions, hors de prison et dans les prisons, que la violence seule peut achever la brutalité des hommes. Une remarque ici : la brutalité d'une irruption volcanique, celle d'une tempête, ou plus quotidienne celle d'un

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animal, n'appellent aucun jugement. La violence d'un bourgeon qui éclate — contre toute attente et contre toute difficulté — nous émeut toujours.

Evidemment une chance est possible : que la brutalité, par son excès même, se détruise, ou plutôt, non qu'elle change de fin — par définition elle n'en a pas — mais en arrive à s'effacer, à s'anéantir à long terme, devant la violence. La colonisation du tiers monde ne fut qu'une série de brutalités, très nombreuses et très longues, sans autre but que celui, plutôt atrophié, de servir la stratégie des pays colonialistes et l'enrichissement des sociétés d'investissements aux colonies.

Il en résulta donc une misère, un désespoir qui ne pouvaient que nourrir une violence libératrice.
Mais jamais, dans ce que nous connaissons d'eux, les membres de la « R.A.F. » ne laissent leur violence devenir brutalité pure, car ils savent qu'ils seraient immédiatement métamorphosés en cet ennemi qu'ils combattent.

Dans cette correspondance, dans les dépositions, une préoccupation est particulièrement remarquable : sans se soucier des anecdotes sur le Kremlin, des vaticinations de de Gaulle sur certain dîner de Staline ou d'autres détails rapportés par les kremlinologues et qui ont autant de signification que les écarts sentimentaux de la reine d'Angleterre, la « R.A.F. » s'attache à démontrer que, de Lénine jusqu'à main-tenant, la politique soviétique ne s'est jamais écartée du soutien aux peuples du tiers monde. Qu'on l'explique comme on voudra, cette politique n'est jamais en défaut. Elle peut se trouver, et elle se trouve souvent, embarrassée par la complexité toujours vive de rapports féodaux, tribaux, à laquelle ajoutent les intérêts, les manoeuvres contradictoires des anciennes puissances coloniales et ceux de l'Amérique, mais de-puis 1917 et malgré ce que nous disent les commentateurs occidentaux, malgré ce que serait sa politique intérieure, l'Union soviétique, soit par des accords de gouvernement à gouvernement, soit par ses votes à l'O.N. U. et dans les organismes internationaux, a pris toujours le parti du pays le plus faible, le plus démuni.
Cela, beaucoup de personnes le savent, c'est certain. En Europe — et par Europe il faut entendre aussi le monde européen d'Amérique — et surtout en Allemagne de l'Ouest, dans cet univers tellement anti-soviétique, la « R.A.F. » est seule à le dire clairement. En somme, la « R.A.F. » rétablit une évidence politique, occultée en Europe.

Est-ce pour cela que la Fraction Armée Rouge est si peu — malgré le retentissement de ses arguments politiques,

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étouffés il est vrai par une action violente nommée ici « terrorisme (parenthèse : un mot encore, celui de « terrorisme » qui devrait être appliqué autant et davantage aux brutalités d'une société bourgeoise) —, est si peu, disions-nous, acceptée par certains gauchismes ?

Il y a peut-être encore d'autres raisons : c'est que la Fraction Armée Rouge paraît être le contraire de ce que fut Mai 68, et son prolongement. Surtout son prolongement. Dès le début, la révolte étudiante — mais non les grèves dans les usines — se donne une allure frondeuse qui se traduit en escarmouches où les adversaires, polices et manifestants, cherchent, avec plus ou moins d'élégance, à éviter l'irréparable. Les jeux nocturnes des rues relèvent plus de la danse que du combat. Les manifestations sont verbeuses, ouvertes même à la police et aux provocateurs de droite. Quant aux prolongements de ce mois de mai, nous les apercevons comme une sorte de dentelle angélique, spiritualiste, humaniste. La « R.A.F. » s'est organisée avec à la fois une dureté de bouchon bien vissé, avec une étanchéité des structures, avec une action violente qui ne cesse ni en prison ni hors d'elle, et conduit, avec précision, chacun de ses membres aux limites de la mort, aux approches de la mort soufferte s'opposant encore violemment aux brutalités judiciaires et carcérales, et jusqu'à la mort elle-même.

L'héroïsme n'est pas à la portée de n'importe quel militant. On peut donc penser que les gauchistes désinvoltes, épinglés par Ulrike... « le radicalisme seulement verbal »... sont apeurés devant une détermination aussi conséquente.

Dans cette longue correspondance et ces déclarations, on ne trouvera pas le mot de Goulag. Ce que l'U.R.S.S. a fait, ce qu'elle aurait fait de négatif — sans être escamoté —, cède à ce qu'elle a fait, qu'elle fait de positif. Chaque membre de la « R.A.F. » accepte, revendique, exige d'être, et entièrement, jusqu'à la torture et jusqu'à la mort, l'une des îles de cet archipel du Goulag occidental.

Toute la « déclaration d'Ulrike pour la libération d'Andreas au procès de Berlin-Moabit » dit très bien, d'une façon explicite, que c'est la brutalité même de la société allemande qui a rendu nécessaire la violence de la « R.A.F. ». On le comprend à la lecture de cette déclaration, et particulièrement du passage commençant par : « La guérilla, et pas seulement ici, car il n'en a pas été autrement au Brésil... on est un groupe de camarades qui a décidé d'agir, de quitter l'état léthargique, le radicalisme seulement verbal, les discussions de plus en plus vaines sur la stratégie, nous avons décidé de lutter... »

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L'Allemagne est devenue ce qu'en attendaient les gouvernements des Etats-Unis : leur extrême glacis à l'Est, et Ce plus offensif. A cette brutalité se perpétuant elle-même selon sa logique devenue folle, interdisant ou laminant un parti communiste presque hors-la-loi, la « R.A.F. » ne pouvait opposer que la violence héroïque. Admettons un court instant que la correspondance d'Andreas, d'Ulrike et de ses camarades se nourrit, se fortifie d'exigences de plus en plus inaccessibles, de plus en plus « inhumaines », il faut alors se demander qui est la cause : cette Allemagne inhumaine voulue par l'Amérique. Et demandons-nous si l'aggravation n'est pas obtenue par la prison, l'isolement, les systèmes d'écoute, — à les lire, on a l'impression que les prisonniers sont à l'intérieur d'une énorme oreille —, les systèmes d'observation, le silence, la lumière ; et si l'aggravation n'était pas voulue — par Buback et par le système — afin que les prisonniers nous apparaissent monstrueux, que leurs écrits nous éloignent d'eux, que leur mort, lente ou brutale, nous laisse indifférents ; afin que nous ne sachions plus qu'il s'agit d'hommes que d'autres torturent mais d'un monstre qu'on a capturé.

Si c'était le but, de Buback et du système, ils ont perdu : Holger nous donne à voir le portrait terrifiant de celui qui s'oppose à la brute capitaliste, Ulrike, Andreas, Gudrun et Jan-Cari tout au long de leur correspondance ou de leurs dé-bats, ont réussi à nous convaincre, et à nous émouvoir.
Voici une citation d'Ulrike : « Les flics essaient, par leur tactique de la guerre psychologique de retourner les faits que l'action de la guérilla avait remis sur leurs pieds. A savoir que ce n'est pas le peuple qui dépend de l'Etat mais l'Etat qui dépend du peuple ; que ce n'est pas le peuple qui a besoin des sociétés par actions des multinationales et de leurs usines, mais que ce sont ces salauds de capitalistes qui ont besoin du peuple ; que la police n'a pas pour but de protéger le peuple des criminels, mais de protéger l'ordre des exploiteurs impérialistes du peuple ; que le peuple n'a pas besoin de la justice, mais la justice du peuple ; que nous n'avons pas besoin ici de la présence des troupes et des installations américaines, mais que c'est l'impérialisme U.S. qui a besoin de nous.
Par la personnalisation et la psychologisation, ils projettent sur nous ce que eux sont : les clichés de l'anthropologie du capitalisme, la réalité de ses masques, de ses juges, de ses procureurs, de ses matons, de ses fascistes : un salaud qui se complaît dans son aliénation, qui ne vit qu'en torturant,

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opprimant, exploitant les autres, dont la base d'existence est la carrière, l'avancement, jouer des coudes, profiter des autres ; qui se réjouit de l'exploitation, de la faim, de la misère, et du dénuement de quelques milliards d'êtres humains dans le tiers monde et ici. »

Je souligne cette phrase car elle révèle que la misère du tiers monde — misère physique, morale, intellectuelle — est constamment présente en eux, que cette misère la « R.A.F. » la vit dans son esprit et dans son corps.

Quand ils dénoncent les brutalités des Etats-Unis et de son agent privilégié, l'Allemagne fédérale, c'est de cette Allemagne asservie qu'ils se préoccupent mais c'est au même moment, dans le même mouvement qu'ils se préoccupent de toute la misère du monde. Et quand ils écrivent cela, les membres de la « R.A.F. » ne prouvent pas seulement la générosité et la tendresse voilée de tout révolutionnaire, ils disent encore une sensibilité très délicate à l'égard de ce qu'ici, en Europe, nous continuons à nommer le rebut.

Si l'analyse de Marx est juste : « Le progrès révolutionnaire se fraie son chemin quand il provoque une contre-révolution puissante, qui se ferme sur elle-même, en engendrant son adversaire qui ne pourra amener le parti de l'insurrection dans sa lutte contre lui qu'à évoluer vers un véritable parti révolutionnaire... », alors nous devons reconnaître que la « R.A.F. », au prix de sacrifices cette fois surhumains, décide de « frayer le chemin », avec tout ce que cela implique de solitude, d'in-compréhension, de violence intérieure.

Ils sont dans cette situation dangereuse, attentifs à en refuser l'orgueil, sachant que leur pensée doit être débarrassée de toutes scories imbéciles afin d'être de plus en plus aiguë par une analyse toujours plus fine. Et attentifs aux méthodes de lutte du système contre eux. Au procès, du 26 août 1975, Andreas déclare sèchement : « L'Etat se bat ici avec tous les moyens dont il dispose — C'est ce que Schmidt a suffisamment répété, qu'il s'agissait de mettre en oeuvre tous les moyens — et ce sont justement tous les moyens organisés de la répression, du mensonge, de la manipulation, de la technique — il y va de l'image d'omnipotence impériale qu'il se donne de lui-même contre la tendance historique consciemment articulée dans notre politique, dans l'insurrection, c'est là qu'elle apparaît en antagonisme avec la société et donc illégitime. »

En lisant certaines déclarations au tribunal, nous comprendrons ce qu'il leur faut de franchise et de finesse afin de laisser dans le gris les structures de l'Organisation, de dire, par le moyen de magnétophones installés par le tribunal, de

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dire clairement, expressément ce qu'ils ont voulu faire, de dire la situation de l'Allemagne (celle de Brandt et de Schmidt), une Allemagne imposée par l'Amérique et dont la bourgeoisie, enorgueillie par les exploits du deutschmark, se croit te-nue pour quitte du nazisme grâce à son anticommunisme.
Il est du reste évident que l'opposition de l'Allemagne fédérale à tout parti communiste ouvert est dans une grande part responsable de l'existence de la « R.A.F. » qui prouve, de façon éclatante, que la social-démocratie est démocrate dans ses discours, inquisitoriale quand elle le veut. Et inquisitoriale — avec tortures « propres », « raffinées », grâce aux techniques modernes — inquisitoriale sans remords, sans troubles.

L'Allemagne, qui a aboli la peine de mort, conduit à la mort par grèves de la faim et de la soif, isolement par la « dépréciation » du moindre bruit sauf le bruit du coeur de l'incarcéré qui, sous vide, est amené à découvrir dans son corps le bruit du sang qui bat, des poumons, enfin son bruit organique afin de savoir que sa pensée est produite par un corps.

Dire que la situation qui est faite aux membres emprisonnés de la « R.A.F. » est criminelle, c'est ne rien dire. Le juge-ment moral cesse, dans les consciences des magistrats et dans celles de la population que les moyens de presse, donc de pression, ont conduit à l'état passionné du répit absolu. Il est à craindre que l'Allemagne ne se sente purifiée quand « tous seront morts, et morts par leur volonté de mourir », donc « morts parce qu'ils se savent coupables » puisque c'est la signification tranquillisante pour l'Allemagne des grèves de la faim et de la soif jusqu'à la mort.

En lisant ce livre d'Andreas et d'Ulrike, de Gudrun et de Jan-Car! souvenons-nous que des journalistes allemands s'élèvent contre la nutrition par sonde et décrètent que le devoir du médecin est de placer la nourriture à portée des détenus : libre à eux de vivre ou de mourir.
Comme de la même façon les magistrats se tirent d'affaire en décrétant que ce sont les avocats, incapables de convaincre leurs clients, qui sont coupables du délit — ou crime ? — de non-assistance à personne en danger.

Mais accuser le gouvernement allemand, l'administration allemande, la population allemande, qu'est-ce que çela signifie ? Si les U.S.A. n'étaient pas présents physiquement en Allemagne, si leur ambition n'avait pas atteint cette enflure, si l'Europe n'avait pas, clairement ou non, assigné à l'Allemagne de l'Ouest une fonction policière face à l'Est, cette aiguille qu'est la « R.A.F. » dans la chair trop grasse de Î Allema-

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gne serait peut-être moins aiguë et l'Allemagne moins inhumaine.

Si l'on veut, je crois voir ici un double phénomène de mépris. L'Allemagne cherche — et dans une certaine mesure réussit — à donner de la « R.A.F. » une image terrifiante, monstrueuse. D'autre part, et par le même mouvement, le reste de l'Europe et l'Amérique, en encourageant l'intransigeance de l'Allemagne dans son activité tortionnaire contre la « R.A.F., cherchent, et dans une certaine mesure réussissent à donner de l'Allemagne « éternelle», une image terrifiante, monstrueuse.

Jean GENET.