Le
gagnant n’est pas celui que l’on présente comme tel
La fin des Accords d’Oslo
Israël
et les Émirats signent les « Accords d’Abraham »
par
Thierry Meyssan
Le
traité israélo-émirati bouleverse la rhétorique à propos du
Moyen-Orient et rend possible une paix israélo-arabe. Elle
interrompt l’inexorable grignotage des territoires arabes par
Israël et établit des relations diplomatiques entre Israël et
le leader du monde arabe. Si l’on veut bien examiner sans
préjugés une situation où la peur, la violence et la haine
provoquent des injustices manifestes, force est de constater que
l’initiative du président Trump débloque un conflit crispé
depuis vingt-sept ans. La candidature de celui-ci a immédiatement
été présentée au prix Nobel de la Paix.
Réseau
Voltaire | Paris (France) | 22 septembre 2020
عربي
Deutsch
English
Español
italiano
Português
Türkçe
La situation au Moyen-Orient est bloquée depuis les
Accords d’Oslo signés par Yitzhak Rabin et Yasser Arafat, en
1993. Ils ont été complétés par l’Accord de Jéricho-Gaza
qui reconnait certaines prérogatives à l’Autorité
palestinienne et les accords de Wadi Araba qui concluent la paix
entre Israël et la Jordanie.
À l’époque le gouvernement israélien entendait se
séparer définitivement des Palestiniens. Il était prêt pour
cela à créer un pseudo-État palestinien, dénué de plusieurs
attributs de souveraineté, notamment une armée et des finances
indépendantes. Le travailliste Yitzhak Rabin avait expérimenté
préalablement des bantoustan en Afrique du Sud où Israël
conseillait le régime d’apartheid. Une autre expérimentation
avait eu lieu au Guatemala avec une tribu maya, sous les ordres
du général Efraín Ríos Montt.
Yasser Arafat accepta les accords d’Oslo pour faire
capoter le processus de la Conférence de Madrid (1991). Les
présidents George W. Bush et Mikhaïl Gorbatchev avaient tenté
d’imposer la paix à Israël en évacuant Arafat de la scène
internationale avec le soutien des dirigeants arabes.
Malgré tout cela, de nombreux commentateurs croient
pouvoir affirmer que les accords d’Oslo pouvaient apporter la
paix.
Quoi qu’il en soit, 27 ans plus tard,
rien de positif n’a limité les souffrances du Peuple
palestinien, mais l’État d’Israël s’est progressivement
transformé de l’intérieur. Aujourd’hui ce pays est devisé
en deux camps antagonistes ainsi que l’atteste son
gouvernement, le seul au monde à avoir deux Premiers ministres
en même temps. D’un côté les partisans du colonialisme
britannique derrière le premier Premier ministre, Benjamin
Netanhyahu, de l’autre les partisans d’une normalisation du
pays et de ses relations avec ses voisins, derrière le second
Premier ministre, Benny Gantz [1].
Ce système bicéphale reflète l’incompatibilité de ces deux
projets. Chaque camp paralyse son rival. Seul le temps viendra à
bout du projet colonial de conquête du Grand Israël des rives
du Nil à celles de l’Euphrate, queue de comète d’une époque
surannée.
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis
ont mis en œuvre la stratégie Rumsfeld/Cebrowski visant à
adapter l’armée US aux besoins d’une nouvelle forme de
capitalisme fondée non plus sur la production de biens et de
services, mais sur l’ingénierie financière. Pour cela, ils
ont commencé une « guerre sans fin » de destruction
des structures étatiques de tout le « Moyen-Orient
élargi » sans plus tenir compte de leurs amis et de leurs
ennemis. En deux décennies, la région est devenue maudite pour
ses habitants. L’Afghanistan, puis l’Irak, la Libye, la
Syrie, le Yémen sont le théâtre de guerres présentées comme
devant durer quelques semaines, mais qui durent indéfiniment,
sans perspective.
En se faisant élire président, Donald Trump avait promis
d’en finir avec les « guerres sans fin » et de
faire revenir les soldats US à la maison. Dans cet état
d’esprit, il a donné carte blanche à son conseiller spécial
et néanmoins gendre, Jared Kushner. Le fait que le président
Trump soit soutenu dans son pays par des chrétiens sionistes et
que Jared Kushner soit juif orthodoxe a conduit de nombreux
commentateurs à les présenter comme des amis d’Israël. S’ils
ont effectivement un intérêt électoral à le laisser croire,
ce n’est pas du tout leur mode d’approche du Moyen-Orient.
Ils entendent défendre les intérêts du peuple états-unien, et
pas ceux des Israéliens, en substituant à la guerre des
relations commerciales sur le modèle du président Andrew
Jackson (1829-37). Celui-ci parvint à empêcher la disparition
des indiens qu’il avait combattus en tant que général, bien
que seuls les Cherokees aient signé l’accord qu’il
proposait. Aujourd’hui ils sont devenus la plus importante
tribu amérindienne, malgré le tristement célèbre épisode de
la « Piste des larmes ».
Durant trois ans, Jared Kushner a sillonné la région. Il
a pu constater par lui-même combien la peur et la haine s’y
étaient développées. Israël persiste depuis 75 ans à violer
toutes les résolutions des Nations-Unies qui le concernent et
poursuit son lent et inexorable grignotage du territoire arabe.
Le négociateur est parvenu à une seule conclusion : le
Droit international est impuissant car presque personne —à
l’exception notable de Bush père et de Gorbatchev— n’a
voulu l’appliquer réellement depuis le plan de partage de la
Palestine, en 1947. Du fait de l’inaction de la communauté
internationale, son application si elle devait survenir
aujourd’hui ajouterait de l’injustice à l’injustice.
Kushner a travaillé
sur de nombreuses hypothèses [2],
dont celle de l’unification du peuple palestinien autour de la
Jordanie ou celle du rattachement de Gaza à l’Égypte. En juin
2019, il présenta des propositions de développement économique
des territoires palestiniens lors d’une conférence au Bahreïn
(le « deal du siècle »). Plutôt que de négocier
quoi que ce soit, il s’agissait de quantifier ce que chacun
aurait à gagner à la paix. En définitive, il est parvenu, le
13 septembre 2020, à faire signer à Washington un accord secret
entre les Émirats arabes unis et Israël. Ceux-ci ont été
officialisés deux jours plus tard, le 15 septembre, dans une
version édulcorée [3].
« The National »
(Émirats) : « Israël gèle l’annexion des
territoires palestiniens pour nouer des liens avec les Émirats
arabes unis ». La presse des Émirats n’a pas la même
version des événements que celle d’Israël. Aucune n’a
intérêt à s’exprimer franchement.
Comme toujours, le plus important est la partie secrète :
Israël a été contraint de renoncer par écrit à ses projets
d’annexion (y compris les territoires prétendument « offerts »
par Donald Trump dans le projet de « deal du siècle »)
et de laisser Dubai Ports World (dit « DP World »)
reprendre le port d’Haïfa dont les Chinois viennent d’être
éjectés.
Cet accord va dans le sens des idées du second Premier
ministre israélien Benny Gantz, mais représente un désastre
pour le camp du premier Premier ministre, Benjamin Netanyahu.
N’ayant pas lu moi-même la partie secrète des accords,
je ne sais pas si elle indique clairement le renoncement à
annexer le plateau syrien du Golan, occupé depuis 1967, et celui
des Fermes de Chebaa libanaises, occupées depuis 1982. De même
j’ignore si une compensation est prévue pour le port de
Beyrouth dans la mesure où il est clair que sa reconstruction
éventuelle porterait préjudice à la fois à Israël et aux
investissements des Émirats à Haïfa. Cependant, le président
libanais, Michel Aoun, a déjà publiquement évoqué un projet
de construction immobilière en lieu et place du port de
Beyrouth.
Pour rendre ce traité acceptable par toutes les parties,
il a été dénommé « Accords d’Abraham », du nom
du père commun du judaïsme et de l’islam. La paternité en a
été attribuée, pour la plus grande joie de Benny Gantz, à la
« main tendue » (sic) de Benjamin Netanyahu, pourtant
son plus dur adversaire. Enfin, le Bahreïn y a été associé.
Ce dernier point vise à montrer le
nouveau rôle régional que Washington a accordé aux Émirats en
remplacement de l’Arabie saoudite. Comme nous l’avions
annoncé, c’est désormais Abu Dhabi et non plus Riyad qui
représente les intérêts US dans le monde arabe [4].
Les autres États arabes sont invités à suivre l’exemple du
Bahreïn.
Le président palestinien, Mahmoud Abbas, n’a pas eu de
mots assez durs contre la « trahison » émiratie. Il
a été repris à la fois par ceux qui restent hostiles à la
paix (les ayatollahs iraniens) et par ceux qui restent attachés
aux Accords d’Oslo et à la solution à deux États. En effet,
en officialisant les relations diplomatiques entre Israël et le
nouveau leader arabe, les Émirats, les Accords d’Abraham
tournent la page de ceux d’Oslo. La palme de l’hypocrisie
revient à l’Union européenne qui persiste à défendre en
théorie le Droit international et à le violer en pratique.
Si le président Trump est réélu et que Jared Kushner
poursuit son action, les accords israélo-émiratis resteront
dans les mémoires comme le moment où les Israéliens et les
Arabes ont retrouvé le droit de se parler, comme le renversement
du Mur de Berlin avait marqué le moment où les Allemands de
l’Est avaient retrouvé le droit de parler à leurs parents de
l’Ouest. Au contraire, si Joe Biden est élu, le grignotage des
territoires arabes par Israël et la « guerre sans fin »
reprendront dans toute la région.
Il y a déjà bien longtemps que les
relations entre Israël et les Émirats s’étaient stabilisées
sans traité de paix vu qu’il n’y avait jamais de guerre
déclarée entre eux. Les Émirats achètent secrètement des
armes à l’État juif depuis une dizaine d’années [5].
Avec le temps ce commerce s’est renforcé, notamment en termes
d’interceptions téléphoniques et de surveillance internet. En
outre, une ambassade israélienne fonctionnait déjà sous
couverture d’une délégation auprès d’un obscur organisme
de l’Onu aux Émirats. Pourtant, les « Accords
d’Abraham » remettent en cause le discours dominant
israélo-arabe et bousculent les relations internes de toute la
région.
Thierry Meyssan
[1]
« La
décolonisation d’Israël a commencé », par Thierry
Meyssan, Réseau Voltaire, 26 mai 2020.
[2]
« Jared
Kushner réordonne le Moyen-Orient » et « Jared
Kushner et le "droit au bonheur" des Palestiniens »,
par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 19
décembre 2017 et 26 juin 2018.
[3]
“Abraham
Accords Peace Agreement”, Voltaire Network,
15 September 2020. « Le
président Donald J. Trump œuvre en faveur de la paix et de la
stabilité au Moyen-Orient », États-Unis (White House)
, Réseau Voltaire, 15 septembre 2020.
[4]
« La
première guerre de l’Otan-MO renverse l’ordre régional »,
par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 24
mars 2020.
[5]
« L’Algérie,
l’Égypte, les Émirats, le Maroc et le Pakistan auraient
acheté des armes à Israël », Réseau
Voltaire, 12 juin 2013.
Source: « Israël et les Émirats signent les
« Accords d’Abraham » », par Thierry
Meyssan, Réseau Voltaire, 22 septembre
2020, www.voltairenet.org/article210860.html
|