GÉNOCIDE

Il est des concepts dont la seule évocation impose le silence, et des silences dont l’obstination suffoque la mémoire. Il est des faits dont la pondération, la dénonciation, le simple récit semblent exiger de l’histoire qu’elle se refasse, de la philosophie qu’elle se refonde, du droit qu’il se redise. « Génocide » est l’un d’eux.

Énoncé au singulier, il convoque philosophie et droit, et force chacun à en lire autrement l’histoire. Libératrice par définition, la philosophie cohabite des siècles durant avec le génocide sans aucunement s’en offusquer. Normatif par essence, le droit étend son domaine en soumettant la force, mais légitime, des siècles durant, le génocide avant de l’exécrer et de le condamner.

Énoncés au pluriel, les génocides déclenchent des polémiques malsonnantes parmi ceux qui, en politique ou en droit, en historiographie ou en idéologie pure et dure, s’établissent aujourd’hui, comme jadis théologiens et sorciers, en détenteurs du vrai, se croyant honorés de ce formidable privilège par l’opinion publique. On polémique sur la nature des faits et l’épaisseur des temps comme si la condamnation de ces crimes et la distribution des blâmes à leurs auteurs exigeait de herser à peine le champ de l’histoire sans en retourner profondément le sol à la charrue.

1. Une définition toute récente

Réalité pluriséculaire, le génocide devient mot dans la littérature juridique en 1944, entre dans la technicité du langage faisant loi à Nuremberg en 1945 et, le 11 décembre 1946, fait l’objet d’une résolution des Nations unies, les cendres de la Seconde Guerre mondiale à peine dispersées. Cette résolution inspire à son tour la Convention internationale adoptée le 9 décembre 1948 et entrée en vigueur le 12 janvier 1951, en pleine guerre froide.

Nuremberg, acte d’accusation du 8 octobre 1945 : les grands criminels de guerre allemands « s’étaient livrés au génocide délibéré et systématique, c’est-à-dire à l’extermination de groupes raciaux et nationaux parmi la population civile de certains territoires occupés afin de détruire des races ou classes déterminées de populations et de groupes nationaux, raciaux ou religieux ».

Londres, première session de l’Assemblée générale des Nations unies, janvier 1946 : l’Assemblée générale approuve à l’unanimité les principes de droit international reconnus par la cour de Nuremberg et par le statut de cette cour. Deuxième partie de cette même session : l’Assemblée générale explicite ce qu’il convient d’entendre par « génocide ».

Cette explicitation étant devenue loi, en vertu de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, il est capital de rappeler, mot à mot, comment les nations définirent ce néologisme. Voici :

« Les parties contractantes,

Considérant que l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies, par sa résolution 96 (I) en date du 11 décembre 1946, a déclaré que le génocide est un crime du droit des gens, en contradiction avec l’esprit et les fins des Nations Unies et que le monde civilisé a condamné ;

Reconnaissant qu’à toutes les périodes de l’histoire le génocide a infligé de grandes pertes à l’humanité ;

Convaincues que pour libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux la coopération internationale est nécessaire,

Conviennent de ce qui suit :

Article Ier. Les parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir.

Article II. Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel :

– meurtre de membres du groupe ;

– atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

– soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;

– mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

– transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.

Article III. Seront punis les actes suivants : le génocide ; l’entente en vue de commettre le génocide ; l’incitation directe et publique à commettre le génocide ; la tentative de génocide ; la complicité dans le génocide.

Article IV. Les personnes ayant commis le génocide ou l’un quelconque des actes énumérés à l’article III seront punies, qu’elles soient des gouvernements, des fonctionnaires ou des particuliers. »

Les quinze articles suivants déterminent l’instrumentalisation juridique du contenu du préambule et des quatre premiers articles de la Convention.

Luminosité tranchante de ce texte ou jeu d’ombres et nuances en simulacre d’une diaphane clarté ? Et si, sous son exhaustivité de forme, cette détermination de l’extension et de la compréhension juridiques du génocide reflétait « l’état des lieux » en matière de rapports droit / force entre les « grands », d’une part, entre ces derniers et les misérables, d’autre part, à une époque dont il convient de rappeler quelques traits dominants ? Le IIIe Reich est terrassé. L’Occident découvre l’horreur des camps nazis. Hiroshima et Nagasaki sont deux tas de cendre. Le stalinisme est à son zénith. Des nations très démocratiques gèrent au canon des empires coloniaux. La carte de l’humanité ne coïncide pas, loin s’en faut, avec celle du peuplement de la planète ou, pour le dire avec les pudeurs de la litote, les démocraties s’imposent idéologiquement, militairement, économiquement sur toute la vastitude des « barbaries ». Il faudra constamment se référer à ces quelques données pour jauger la profondeur de cette condamnation du génocide par le « monde civilisé » dont parle le préambule précité et pour estimer, à partir de là, quels sont, dans l’esprit des parties contractantes, ce « droit des gens », cette « humanité » et cette « civilisation » évoqués dans la Convention. Autant dire qu’il convient de tenter une approche idéologique, historique et juridique de l’avènement de ce néologisme convenant à une vieille pratique des temps de guerre et de paix.

2. Approche idéologique

Néologisme pour une vieille pratique

Raphael Lemkin, juif polonais (1901-1959), est celui sans qui, très probablement, la Convention n’aurait pas vu le jour. Jeune avocat, il plaide sans succès à Madrid dès 1933, à l’intention de la Société des Nations, pour l’introduction du « crime de barbarie – actes d’oppression et de destruction dirigés contre des individus membres d’un groupe national, religieux ou racial – » dans le droit de la trentaine de pays participant à une conférence sur l’unification du Code pénal. L’extermination des Arméniens est alors dans toutes les mémoires. Fuyant la Pologne occupée, où il s’était engagé dans la Résistance, Lemkin se réfugie aux États-Unis et publie en 1944 Axis Rule in Occupied Europe. Il écrit à propos du mot « génocide » : « ce nouveau mot, forgé par l’auteur pour décrire une pratique ancienne dans un contexte contemporain, provient du mot grec genos (race, tribu) et du latin cide (caedere, tuer) ». L’inventeur du mot génocide, conseiller du juge Robert H. Jackson qui siégea au tribunal de Nuremberg, risque sereinement en pleine agitation juridique ce qu’Alfred Grosser appellera « la comparaison nécessaire et difficile » entre l’impensable et la série interminable des épisodes d’une « pratique ancienne ». History of Genocide, inédit du même Lemkin, comporte trois volumes : le premier est consacré à l’Antiquité, le deuxième au Moyen Âge, le dernier aux Temps modernes. Cela suffit pour conjecturer sans trop de risques que ce juriste à la pensée rigoureuse historicise sans hésiter le crime majeur du racisme hitlérien et ses effets, lesquels seront prétendument interdits de confrontation à toute continuité historique, bientôt réputés impossibles à penser.
En toile de fond de la Convention, les lois racistes, eugénistes et esclavagistes du IIIe Reich. L’élimination programmée des malades mentaux, des Juifs, des Tsiganes, des homosexuels. Mais aussi des Slaves. Mais aussi le projet d’asservissement des Polonais, dont Hans Frank, gouverneur général du protectorat de Pologne, annonçait qu’ils seraient « les esclaves de l’Empire allemand ».

Est-ce tout cela qui n’est pas pensable ou Auschwitz seulement ? Tous et chacun des chapitres eugénistes, racistes et esclavagistes du credo national-socialiste ou le chapitre juif exclusivement ? De toute évidence, la Convention voit l’ensemble, et Lemkin n’est pas aveugle. De toute évidence, le sentiment de la Convention est que le monde civilisé détestant le génocide est celui des « parties contractantes », et le monde de la barbarie celui de l’Allemagne hitlérienne et des puissances de l’Axe. Or, chez les « civilisés », les situations de génocide (si l’on se reporte aux articles Ier et II) sont nombreuses, même en excluant les trois non retenues par l’O.N.U. dans la compréhension de ce crime (victimes constituées par des groupes économiques et sociaux, sexuels, politiques). Mais génocide n’est pas le seul mot du lexique juridique à avoir une histoire : la notion de « droit des gens » en a une, comme celle de « civilisation », comme celle d’« humanité ». C’est donc la « naturalité » de ces notions qu’il convient de questionner dans leur histoire, plus longue mais tout aussi repérable que celle du néologisme de Lemkin. Questionner ou pas ? Deux pondérations philosophico-historiques en résultent, radicalement opposées, des lois – et pratiques – nazies : celle, emblématique, d’Adorno et celle, gobée par un abîme de silence, de Césaire.

Penser après Auschwitz

Dès 1947, au fil de la logique la plus rigoureuse, Theodor Adorno fustige les sinistres avatars des Lumières dont son temps est témoin et se demande si la pensée peut leur survivre. En clair : peut-on penser après Auschwitz. Huit ans après, Aimé Césaire risque l’insupportable réponse : « Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches de Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en soi un Hitler qui s’ignore, que Hitler l’habite, que Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. »

Adorno lit « civilisation », « humanité », « droit des gens » tels que ces concepts ont été reconstruits à l’intérieur de la philosophie moderne ; tels que façonnés par le travail incessant d’une rationalité dont l’humanisme enflamme l’aurore de la Renaissance et de la Réforme ; tels que ciselés par la pensée philosophique, anthropologique, politique des Lumières ; tels qu’ils irriguent l’idéalisme allemand, plurivoque certes, mais dont la source est le criticisme kantien, lui-même manifestation souveraine du brillant des Lumières... et de leurs ombres. Or cette mouvance philosophique a maintenu des rapports tout autres qu’épisodiques avec la machinerie administrative et bureaucratique ayant abouti à la folie hitlérienne et au cauchemar d’Auschwitz. L’interrogation d’Adorno est légitime. Peut-on penser encore dans la continuité de ce devenir philosophique comme si cette continuité n’avait été tronquée et condamnée à jamais par l’avènement des folies eugénistes, racistes, esclavagistes, génocidaires du national-socialisme ? À chacun de répondre. À moins d’évacuer le problème par la surprenante boutade de Hannah Arendt, en contradiction totale avec l’esprit de sa propre philosophie : « Le nazisme ne doit rien à une quelconque tradition occidentale, allemande ou non allemande, catholique ou protestante, chrétienne, grecque ou romaine... Au contraire, le nazisme représente l’effondrement des traditions allemandes et européennes, des bonnes comme des mauvaises. » Bref, il serait venu de nulle part et son imprévisibilité rendrait vain, par pure logique, tout effort de vigilance pour en rendre impossible l’imprévisible avatar.

Si Adorno a raison de recadrer l’absurde et lancinante question – lancinante, tant il est vrai qu’il ne cesse de penser Auschwitz et son après – et si Hannah Arendt a tort d’extraire, soudain, le fait de sa gangue idéologique pour le dérober à l’histoire, c’est à un prix dont l’énormité et le tragique sautent aux yeux de Césaire. Les génocides accompagnant les brigandages des pays de chrétienté aux Amériques depuis le jour où la terre de là-bas apparut aux guetteurs des trois caravelles, conduisant aux saignées à mort de peuples d’Afrique déportés en masse pour creuser les mines et labourer les sols du couchant, ensauvageant les entreprises des hommes du croissant, de la croix et du candélabre sur toute l’étendue de l’Afrique et sur les immenses contrées de l’Asie n’affectaient donc en rien « le droit des gens », « l’humanité », « le monde civilisé » ? Le philosophe se demande s’il peut penser après Auschwitz. Philosophie et Droit se sont-ils demandés s’ils pouvaient penser après Saint-Domingue, après n’importe lequel des ports de déchargement où les bétaillères des traites vomissaient leur charge d’esclaves, d’êtres humains idéologiquement et juridiquement réduits à l’état de bêtes de somme ?

On ne s’engagera pas, dans la foulée de Césaire, sur un chemin à rebours qui mènerait d’étape en étape à chacune des contrées ravagées par les guerres d’extermination au fil des pages des récits historiques, des épopées et légendes et, pour finir par le commencement, des mythes fondateurs cueillis dans la bouche des dieux. N’allons pas déranger Hérodote, Homère, Josué. Cela ne manquerait pas idéologiquement de sens et ne serait pas sans valeur historique et juridique ; mais, sans aucunement renforcer l’argumentation imparable de Césaire, ce choix équivaudrait à une erreur d’appréciation... par excès. Historique, le langage du droit a beau être traversé de part en part par l’idéologie, il n’instrumentalise pas moins les réalités les plus concrètes, avance par étapes et fixe dans les normes et les comportements ce que les idéologies énoncent dans le flou et l’excès qui les caractérisent.

Hors le droit des gens

Ainsi, le « droit des gens » auquel se réfère la Convention du 9 décembre 1948 n’est certes pas du temps de Josué. Il n’est plus, depuis belle lurette, l’archaïque jus gentium des Romains, mais le moderne jus inter gentes de Francisco de Vitoria qui, dans un premier mouvement, demande des comptes à la couronne de Castille pour ses agissements illicites dans le Nouveau Monde ; puis, en corollaire de ses brillants syllogismes prouvant la pleine et entière souveraineté des Indiens chez eux et l’illégitimité des justifications de la guerre qui leur est faite, les livre pieds et mains liés aux armes et aux toges des Castillans. Il est celui de Grotius qui, dans le droit fil de Vitoria, à qui il n’ajoute que de la glose, reconduit, à l’attention des nations, ce schéma biface de reconnaissance théorique du vaincu et de légitimité du vainqueur.

Ce jus inter gentes, ce droit des gens, est invoqué avec zèle et envolées rhétoriques dans les prétoires et les chancelleries lorsque des puissants se mesurent à des puissants, non lorsque des puissants écrasent ce genre de faibles dont l’idéologie des forts se dépêche systématiquement de contester l’humanité, de railler la sauvagerie, de stigmatiser la bestialité. L’Europe et ses filiales américaines, toutes nations – ou presque – confondues, leurs croyants, toutes confessions confondues (« Dieu avec nous »), toutes philosophies et toutes traditions juridiques mêlées ont commis maintes et maintes fois le génocide en toutes et chacune des formes énumérées à l’article II. Dès l’âge de la pierre et partout ? Tenons-nous-en, pour comprendre Césaire, à la suite historique dont Adorno interroge la fin. Elle débute en 1492 – et même au milieu du XVe siècle si, comme il se doit, on veut y inclure les premiers brigandages massifs et organisés de signe chrétien en Afrique, aux Canaries en particulier –, et s’achève à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Quel temps ? Celui, en gros, qui va de la modernisation du vieux jus gentium romain en jus inter gentes de Vitoria puis de Grotius donnant carte blanche aux nations de chrétienté pour asservir, piller, déporter, persécuter, esclavager et massacrer à l’aise – traites et colonialismes – jusqu’aux années quarante du XXe siècle. Temps du brigandage chrétien programmé, civilisé. Temps des codes noirs. Temps des codes de l’indigénat. Temps de mille et une tentatives de règlements juridiques et compensations économiques après le vacarme des fusils et des canons pour rafistoler des rapports de paix entre belligérants présentables parce que civilisés, temps de massacres juridiquement non avenus chez tous les Untermenschen, comme on disait en allemand, chez tous les homunculi de la planète, comme disaient en latin les Espagnols.

Pour qu’il y ait droit des gens (jus gentium), il faut qu’en face des gens il y ait des gens. Pour qu’il y ait droit entre les peuples (jus inter gentes), il faut des peuples face à face. La pensée que révoque Adorno au spectacle de la barbarie nazie et blanche frappant en Europe des Européens tout blancs est celle-là même qui philosophait tranquillement des siècles durant, se souciant éperdument de la barbarie européenne sévissant dans des contrées où elle avait déterminé qu’il n’y avait ni gens ni peuples, mais des étendues hantées par des hordes sauvages sans feu ni lieu, sans foi ni loi. Ni droit.

Le sens octroyé à la notion de droit des gens, en fonction duquel le génocide est un crime, définit du même coup, par simple corollaire, celui des deux autres concepts clés « naturels » du préambule de la Convention, ceux d’humanité et de civilisation. L’« humanité » n’est pas plus celle des Troyens que celle des gentilshommes, pour en nommer deux groupes au hasard de la longue liste dont on dispose. C’est celle qui prend forme à la Renaissance, s’élargit et, hélas, se hiérarchise avec les Lumières, s’historicise avec Hegel et ses nombreux disciples, éjectant dans le même mouvement des régions entières hors itinéraire de l’Esprit. Or chacun sait que cet itinéraire fait l’Histoire, laquelle fait les hommes ou ne les fait pas. L’« humanité » vit dans l’Histoire, il en est des « ébauches » ou des « déchets » qui durent dans la géographie. On a « pensé » chez les hommes marchant dans l’Histoire les sous-hommes rampant sur la géographie et conclu qu’il n’y avait personne. Et si les comportements des uns dans les demeures des autres cadrent souvent avec telle et telle des diverses formes de génocide énumérées dans l’article II, pas une voix chez les civilisés de l’O.N.U. ne s’est élevée pour faire cesser ces comportements, en s’appuyant sur les dispositions juridiques développées au long des articles V à XIX.

La « civilisation » est elle aussi entendue selon les critères découlant de cet eurocentrisme ou blancocentrisme qui a produit ces acceptions particulières de « droit des gens » et d’« humanité ». La boucle est bouclée.

Un crime entre Blancs

Ce détour par l’idéologie est nécessaire pour comprendre pourquoi, à Nuremberg d’abord, à l’O.N.U. ensuite, il ne parut point excessif ou scandaleux de voir les puissances victorieuses condamner les nazis pour avoir installé dans la blanchitude – racialement homogène selon des critères de classification vieux et dignes comme Buffon – un nuancier qui culminait à l’Aryen et inventait des déficits d’humanité de plus en plus lourds pour d’autres « groupes raciaux blancs », dont il convenait de délester l’avenir fulgurant et pur d’« un Reich pour mille ans ». Scandaleuse, intolérable, innommable, cruelle idéologie ayant abouti aux persécutions les plus systématiques, aux techniques les plus raffinées d’exploitation totale, d’esclavagisme pur, d’anéantissement sec de « groupes ethniques » mêlés et confondus avec les Blancs, rejetés de la blanchitude accomplie constituée par le « modèle aryen » dont il fallait à tout prix préserver la pureté. Et les puissances victorieuses n’eurent aucun mal à rappeler au passage le précédent fondateur du génocide dont la Turquie terrassa les Arméniens : là aussi, les victimes étaient de même signe racial que les bourreaux selon les critères hérités des Lumières. Là encore une blanchitude était humiliée par une autre. Et la croix par le croissant, malgré la laïcité de l’agresseur.
On s’est beaucoup étonné que la Convention n’ait pas intégré les groupes économiques et sociaux, politiques, sexuels à la liste de ceux qu’énumère son article II. Il y a ceux qui s’en réjouissent et ceux qui le déplorent, et chacun y va de son explication. On a fait valoir que la présence de l’U.R.S.S. aussi bien à Nuremberg qu’à l’O.N.U. aurait rendu l’évocation d’un génocide « politique » ou « économique » impossible, irrecevable, l’U.R.S.S. pouvant se sentir visée et condamnée – ou tout au moins condamnable – pour certaines de ses pratiques en Ukraine ou ailleurs. Les données archivistiques appuyant cette lecture ne manquent pas, mais on s’interroge encore. Quant à l’oubli concernant les politiques eugénistes d’élimination des malades mentaux, il s’expliquait aussi fort bien par la crainte de nombreux États, notamment les États-Unis, de voir questionner leurs propres pratiques en matière de stérilisation forcée, et par le malaise compréhensible d’une bonne partie de la communauté scientifique, très compromise sur ce sujet.

En revanche, chacun concédera qu’on s’étonne beaucoup moins que les puissances occidentales aient pu, d’abord à Nuremberg puis à l’O.N.U., décrire le génocide et ses formes, et le condamner sans envisager un seul instant qu’elles se dénonçaient alors elles-mêmes pour peu qu’elles étendent à leurs empires les notions de « civilisation », d’« humanité », de « droit des gens » ayant valeur juridique chez elles. Elles avaient seulement à considérer ce qu’elles avaient fait par le passé, ce qu’elles faisaient encore pendant qu’elles siégeaient à Nuremberg et à l’O.N.U. sans avoir aucunement l’intention de cesser : des civilisations saccagées, des humanités décimées, des coutumes et des lois ignorées dans leurs empires coloniaux.

On a beaucoup pensé en Occident avant de se demander s’il était bien raisonnable de penser encore. Le regard de Césaire, le poète, est plus perçant que celui d’Adorno, le philosophe, et son invective vaut infiniment mieux que l’arrangement inattendu d’Arendt, le philosophe qui dédommage l’Histoire de ce dont l’idéologie de l’hégémonisme blanco-européen l’avait engrossée et de ce dont le nazisme accoucha.

3. Aperçu historique

Si l’hypothèse est bonne qu’il convient d’attendre la pénétration dans les esprits et dans les textes des notions cruciales examinées à l’instant pour pouvoir parler en toute propriété de génocide, il sera pertinent de réduire aux ères moderne et contemporaine non le temps des génocides mais celui de la légitimité de la qualification juridique par ce vocable des pratiques énumérées à l’article II de la Convention ; et il ne le sera pas moins de ne point dédouaner de leurs tricheries criminelles les puissances qui, pour des intérêts utilitaires évidents – chacun des génocides est en effet très utile pour la puissance qui le commet –, ont tout fait pour réduire la portée de la notion alors même qu’elles en élaboraient et proclamaient l’universelle valeur.

Trois génocides qualifiés pour combien d’autres oubliés ?

En arrière-plan, dès lors, la continuité cauchemardesque des « génocides occultés de 1492 à nos jours », pour reprendre le sous-titre de l’admirable travail de Rosa Amelia Plumelle-Uribe. « De 1492 », car même si la réflexion fondatrice de Vitoria est de quelques décennies postérieure au premier voyage des caravelles de Colomb, et de la découverte de l’océan Pacifique vingt ans après, elle est provoquée par un problème redoutable pour le monde blanco-biblique : rendre compte, en schéma monothéiste « révélé », d’un monde absent de la « révélation » et intégrer ses habitants à la normalité du « droit naturel » qui corrobore l’éternelle vérité de cette même « révélation ». On connaît la suite sur toute l’étendue du continent du couchant et, par ricochet, sur toute celle du continent austral. « À nos jours », oui, jusqu’aujourd’hui. À chacun de consulter son journal habituel...

Beaucoup plus près de nos jours que des aurores de l’ère moderne, voici des sommets indiscutés de l’abjection : les Jeunes-Turcs et leur tentative d’élimination des Arméniens, les nazis et celle d’éliminer les Juifs, les Tsiganes et les Slaves, les Hutu au Rwanda et celle d’éliminer les Tutsi.

En dehors de ces trois désastres, on est loin de l’unanimité sur la qualification en génocide des crimes contre l’humanité qui ont ensanglanté tant de régions, décimé tant de groupes, déporté tant de peuples, tant et tant tué, bestialisé, asservi. À un extrême, ceux qui s’indignent qu’on puisse comparer quoi que ce soit à la Shoah et qui dénoncent, au nom de sa spécificité, la lettre et l’esprit de la Convention, qui, par excès, banaliserait le sens du mot génocide. À l’autre, ceux qui, comme Israel W. Charny, directeur de l’Institute on the Holocaust and Genocide de Jérusalem, critiquent par défaut cette même Convention parce qu’elle ne permet pas d’englober sous le terme juridique par elle défini des pratiques qui en relèveraient. Ainsi faut-il parler de « meurtre de masse », de « carnage », de « massacre », de « violation des droits de l’homme », d’« anéantissement », de « pogrom », mais pas de génocide lorsqu’on évoque des tueries massives, des incendies de villages, l’élimination de communautés accomplis sans toutefois l’intention claire d’éliminer un peuple entier ? L’« euthanasie » des malades mentaux allemands, première cible des éliminations nazies, entre-t-elle sous l’extension du génocide ou lui échappe-t-elle parce que ces malades n’ont pas été tués à cause de l’appartenance à une race, mais sacrifiés pour en préserver une « sans tares » ? Affamer à mort l’Ukraine, achever les Kalmouks ou les Allemands de la Volga, déporter des peuples entiers – les Balkars, les Tchétchènes, les Tatars de Crimée, les Ingouches, les Karatchaïs –, accusés tous de sabotage ou de trahison ? Nous sommes dans la sphère du génocide ou nous n’y sommes pas, non selon la lettre et l’esprit de la Convention mais selon la lecture que chacun propose des événements à l’intérieur ou, au contraire, ne pouvant s’y inclure, à l’extérieur d’une stratégie « classique » d’occupation, de maintien ou d’expansion militaire ou militarisée.

Parlera-t-on de génocide au Timor-Oriental, dans telle ou telle région du Kurdistan, contre les Mayas au Guatemala, contre les Miskitos au Nicaragua ? Évoquera-t-on les sauvageries nippones en Asie continentale, serbes en ex-Yougoslavie ? Aura-t-on une pensée pour le génocide des Aborigènes en Australie ? Énoncés ainsi, dans le désordre, permet de souligner ce que chacun sait : l’histoire est généreuse au-delà de l’imaginable dans la production de moyens d’asservir, et les idéologies sont d’une efficacité redoutable pour légitimer les pratiques convenant aux intérêts des pouvoirs. Le récit historique ne donne jamais les faits dans leur nudité : il conceptualise nécessairement. Et les concepts sont le champ de bataille des idéologies, auxquelles la science devrait finir toujours par tordre le cou... sauf que le temps est passé où on croyait ferme pouvoir tracer une ligne de partage claire entre science et idéologie sur le terrain de l’histoire. Dans l’affaire qui nous occupe, la question est bel et bien celle d’un possible ou impossible critère de valeur universelle pour trancher entre les deux lectures dont on a signalé la radicale opposition et les multiples lectures intermédiaires entre le maximalisme des uns et le minimalisme des autres. Voilà pourquoi, dans ce débat, ils sont si nombreux ceux qui souhaitent que la résolution de 1946 soit « revisitée ». Peut-il y avoir une pesée unique et une seule classification face aux données multiformes de l’histoire ?

Chiffrer pour nier ou banaliser

Compréhensible que le Maya et le Miskito organisent leur vision du génocide en fonction de leur calvaire, que le Tchétchène compte à l’impossible calendrier de son temps de douleur interminable ce que le Juif pondère en mortelle intensité et le Congolais en cycles d’amputations et de tortures. Comment s’y retrouver, et à quoi bon cette polémique sur les degrés de l’horreur dans l’homogénéité de l’horreur absolue ? Résoudra-t-on ce problème en parlant chiffres ? Ce serait abominable d’oser ce genre de bilan. Pis, les chiffres pourraient conforter des alibis au moment des faits. Écoutons Simon Wiesenthal : « Pendant le procès de Nuremberg, après la guerre, je parlais avec un Sturmbannführer, membre des services secrets SS à Budapest, qui témoignait pour l’accusation. Voici ce qu’il me raconta : « C’était en octobre 1944, à Budapest, nous (cinq SS et Eichmann) étions assis. Un des jeunes officiers, faisant allusion aux Juifs qu’il fallait exterminer, demanda :

– „Combien y en a-t-il ?

– Environ cinq, répondit Eichmann.

Nous savions tous qu’il voulait dire cinq millions. Puis quelqu’un demanda, sans réfléchir :

– Mais après la guerre ? Est-ce qu’on ne va pas nous demander où sont passés ces millions ?

– Eichmann eut un geste de la main et répondit :

– Cent morts, c’est une catastrophe. Un million de morts, c’est une statistique.“

Eichmann avait raison. Un million de morts dépasse l’entendement. »

Ce qui dépasse l’entendement a du mal à cadrer avec l’intelligibilité de l’histoire et peut parfaitement servir l’idéologie. Aussi invraisemblable que la chose puisse paraître, ce basculement des faits à leur projection statistique et de cette projection statistique à leur négation s’est produit avec toutes les apparences de la scientificité : c’est le chapitre répugnant du négationnisme aussi bien du génocide dont les Jeunes-Turcs et Atatürk furent coupables que de celui dont les Juifs furent victimes.

Extermination par génocide des Arméniens ? Allons donc ! Les morts arméniennes furent la conséquence de combats civils et interethniques, et non de massacres et de déportations. Lewis V. Thomas vous le dit, Justin McCarty vous le jure. Les Juifs dans les chambres à gaz ? Ernst Zundel, Arthur Butz, David Irving, Bradley Smith, Paul Rassinier et Robert Faurisson déploient leurs talents à tergiverser devant les données historiques, à « démontrer » que le gaz zyklon B utilisé à Auschwitz n’a servi à rien d’autre qu’à désinfecter, s’arrangent jusqu’infiniment au-delà de l’impudeur pour présenter les Juifs comme les artisans de leur propre extermination, bricolent de longues théories de syllogismes aboutissant à charger l’U.R.S.S. autant, sinon plus, que l’Allemagne nazie dans l’avènement de la Shoah.

Achevons avec le cas d’Ernst Nolte. Historien, philosophe, il enseigne à l’Université libre de Berlin. Il signe en juillet 1980 dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung « Entre la légende historique et le révisionnisme : le IIIe Reich dans la perspective de 1980 » et, dans le même journal, le 6 juin 1986, « Le passé qui ne passe pas : un discours que l’on pourrait écrire mais que l’on ne pourrait pas prononcer ». Deux thèmes essentiels dans l’article de 1986. Le IIIe Reich fut une étape indispensable dans la marche de l’Allemagne vers sa modernisation ; il est donc inutile et malsain de considérer cette période comme un moment exceptionnel ne devant provoquer que l’horreur. Second thème : il convient de lire la Shoah dans le contexte, plus précisément dans la continuation, d’autres crimes accomplis au XXe siècle, notamment en U.R.S.S., là où « la barbarie asiatique » (mot de Hitler que Nolte reprend) a, somme toute, servi de modèle aux nazis pour l’extermination des Juifs. Aussi clair et simple que cela. Jürgen Habermas répond, démonte et brocarde ces « arguments » dans Die Zeit le 11 juillet. La « querelle des historiens » (Historikerstreit) est lancée.

Génocide et Shoah

Encore une fois : peut-on sortir de la comparaison « nécessaire et difficile » par le biais d’une délimitation précise de la Shoah, puis du génocide, les isolant conceptuellement – sinon juridiquement, affectivement et existentiellement –, l’une dans une spécificité irréductible, l’autre dans une unicité générique non questionnable parce que juridiquement établie ? Cette géométrie, dont les théorèmes restent confus, n’en déplaise au droit, a été maintes fois tentée. Deux exemples.

Voici, d’un côté, selon Alan S. Rosenbaum, ceux qui plaident pour l’unicité de la Shoah. Ils alignent les arguments suivants : l’intentionnalité délibérée d’un État moderne d’exterminer un peuple ; l’instrumentalisation à cette fin d’un antisémitisme exterminateur installé depuis des siècles ; l’adhésion absolue de tous à une idéologie ; la mobilisation à cette fin de tout un appareil social et administratif ; l’effort immense pour rafler dans le pays génocidaire et dans les pays occupés tous les Juifs pour les soumettre à un processus bureaucratique et techno-industriel ayant pour but de les réduire en esclavage et de les éliminer. Rosenbaum commente et conclut : « Il n’est pas excessif de plaider de la sorte pour l’unicité de la Shoah, à condition que cela n’empêche ni l’analyse des éléments uniques propres à d’autres génocides ni les facteurs communs à tant d’autres génocides. Les analyses comparatives des génocides doivent reposer sur des comparaisons empiriques [...] sans arrière-pensées négationnistes, qu’il s’agisse de la Shoah ou de tout autre génocide. » Façon particulièrement claire de souligner, juste après le rappel de l’argumentaire d’une dramatique singularité, que, ainsi que l’écrit Alfred Grosser, « la singularité ne se décrète pas ».

Et voici, d’un autre côté, ce qui est proposé par Christian Delacampagne pour éviter de tout confondre dans la longue histoire des brigandages et pour garder au génocide sa spécificité, telle que l’a maladroitement balisée la Convention. Pour qu’on puisse parler d’entreprise génocidaire, il faut quatre propriétés, « jamais toutes réunies dans aucune autre forme de crime de masse », dont trois ont été de manière plus ou moins explicite prises en compte par la définition de la Convention, qui n’aurait pas relevé la quatrième et dernière : volonté de détruire physiquement un groupe (ou une partie significative de celui-ci) en tant que tel ; volonté de détruire un groupe (ou une partie significative de celui-ci) en tant que tel pour des raisons d’ordre national, ethnique, racial ou religieux ; volonté délibérée de cette destruction ; utilisation, à ces fins, des ressources de la bureaucratie et de la technologie, des moyens d’action « collectifs et modernes ». Les trois chapitres turc, allemand, rwandais de l’histoire contemporaine du génocide sont ainsi enfermés par Delacampagne dans une même catégorie au profil net.

Mais que faire, alors, de la longue liste qui s’ouvre, pour le XXe siècle, avec les Arméniens, se ferme en ex-Yougoslavie et au Rwanda et énumère, au fil du temps, les exploits du Japon en Mandchourie, ceux de l’Australie, du Brésil, des États-Unis sur de nombreuses tribus indigènes, et bien d’autres encore ? Le sinistre catalogue n’en est pas établi par quelques agités d’une O.N.G. gauchisante, mais par l’équipe internationale au sérieux incontesté qui anime à Jérusalem, autour d’Israel W. Charny, l’Institute on the Holocaust and Genocide.

4. Aperçu juridique

Au bout des parcours idéologique et historique, il apparaît que le regard porté par la société sur le génocide n’est pas d’une exemplaire netteté. Le droit imposera-t-il un jour, au XXIe siècle et sur le plan international ce qu’il a réussi très laborieusement et trop ponctuellement à concrétiser au cours du XXe siècle ?

La lente progression du droit

La première mention de « crimes contre l’humanité » en droit international apparaît dans une déclaration britannico-franco-russe de 1915 condamnant les massacres des populations arméniennes de l’Empire ottoman. Dix ans auparavant, le génocide dont furent victimes les Herero, dans le Sud-Ouest africain, actuelle Namibie, n’avait dérangé personne dans le monde dit civilisé. La Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, dont le génocide, est adoptée par l’Assemblée générale de l’O.N.U. le 26 novembre 1968. La Convention européenne sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, dont le génocide, et des crimes de guerre, s’inspirant du texte évoqué à l’instant, est votée à Strasbourg en 1974. Son but : ôter l’éventuel bénéfice d’une possible prescription à quiconque sera accusé d’un ou plusieurs des crimes nommés. Un bon quart de siècle après ces dates et les bouleversements que l’on sait, une Cour pénale internationale permanente est enfin installée pour que cette imprescriptibilité produise des effets juridiques repérables et incontestables. Les choses avancent ou piétinent selon le bon vouloir des États et leur souci premier de préserver intègre leur souveraineté, à laquelle ils veillent avec une ferveur particulière lorsque des violences altèrent leur rythme quotidien : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocides, ce sont, quasi nécessairement, des crimes d’État. Il suffit de le rappeler pour saisir l’impasse.

Le droit a parlé néanmoins, en louvoyant entre juridictions nationales et internationales, sans attendre l’avènement de cette Cour dont la compétence est incontestable. Précisons encore le cadre juridictionnel. Le 9 décembre 1948 l’Assemblée générale de l’O.N.U. approuvait la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, déterminant en son article VI que « les personnes coupables de génocide seront traduites devant les tribunaux compétents de l’État sur le territoire duquel l’acte a été commis ou devant la cour internationale qui sera compétente ». C’est parce que celle-ci tarde trop à venir qu’en 1985 le rapport Whitaker souligne qu’il « serait avantageux d’habiliter les tribunaux de tous les pays à juger les coupables de génocide réfugiés à l’étranger et de produire un protocole donnant compétence aux tribunaux de pays autres que ceux où le crime de génocide avait été commis ». L’élargissement de ces suggestions aux crimes contre l’humanité est facile. Nous restons encore dans le monde des vœux, sauf dans le cas remarquable de la Belgique.

Le droit aura pourtant suivi ses propres voies dans le sillon des avancées vers une internationalisation effective, constante, ordinaire, et ce en instruisant, jugeant et condamnant des génocides et des crimes contre l’humanité dans les instances judiciaires nationales. Des poursuites judiciaires internationales ont eu lieu contre les génocides perpétrés en Allemagne (1939-1945), en ex-Yougoslavie (1992-1994), au Rwanda (1994). Le tribunal militaire international de Nuremberg a jugé pour l’Allemagne ; un tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a été institué en mai 1993 par le Conseil de sécurité de l’O.N.U., il a été installé à La Haye ; un tribunal de même statut pour le Rwanda a été institué en novembre 1994 et installé à Arusha, en Tanzanie ; requête a été déposée en mars 1993 auprès de la Cour internationale de justice pour « application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide » par la Bosnie-Herzégovine contre la Yougoslavie.

Des procès nationaux ont eu lieu. Le premier en Turquie, où un tribunal militaire spécial entame un procès à propos des 1,2 million d’Arméniens tués entre 1915 et 1918. La tentative dure deux mois, du 27 avril au 27 mai 1919. Les sentences seront révoquées par le nouveau gouvernement. L’Allemagne de 1939-1945 sera mise en accusation, outre Nuremberg, lors d’autres procès militaires et civils, par la Pologne, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Norvège. Dès décembre 1945, la R.F.A. poursuivra en ses propres tribunaux et créera un bureau central au ministère de la Justice pour enquêter sur les crimes nazis. Israël a jugé Eichmann en 1961. Ultérieurement, l’Australie, le Royaume-Uni, le Canada, la France, l’Italie, Israël ont poursuivi pour crimes de guerre selon leurs législations nationales. Un procès contre le Pakistan pour l’élimination de un à trois millions de Bangladais lors de la sécession Bangladesh-Pakistan en 1971, introduit en application de la loi de 1973 relative aux crimes internationaux, a été interrompu sans aboutir. Le Rwanda ouvre des procès en ses propres tribunaux en décembre 1997. D’autres pays – la France, la Suisse – poursuivent judiciairement des Rwandais accusés d’être impliqués dans les carnages de 1994. L’Éthiopie, forte de sa propre définition du génocide, qui compte les « groupes politiques » parmi les « groupes des victimes » et retrouve ainsi l’extension de Nuremberg que l’O.N.U. devait restreindre, poursuit devant ses propres tribunaux, dès 1994, d’anciens fonctionnaires et membres du gouvernement Mengistu.

Les promesses de la Cour pénale internationale

Une impression d’ensemble : le droit peine, en ce domaine plus encore que d’habitude, à se dégager du politique. Une illustration claire de cela ? Le manque flagrant de volonté des États membres d’agir pour forcer Pol Pot et les chefs khmers rouges à répondre du génocide commis au Cambodge, quelque difficulté sémantique que certains soulèvent à appeler de ce nom le fait, pour un régime, d’égorger son propre peuple pris dans son unité totale. Le flou du droit face à la malléabilité du politique. Beaucoup d’États membres de l’O.N.U., et non des moins influents, ont freiné des quatre fers l’avènement de la Cour pénale internationale, évoquée dès 1946, pour se donner le temps de régler sans « ingérences extérieures » de nombreuses affaires domestiques et coloniales. Il faudra attendre 1993 et 1994, nous l’avons vu, pour que le Conseil de sécurité institue des tribunaux pénaux internationaux habilités à poursuivre pour génocide autres crimes contre l’humanité et autres violations des droits de l’homme au cours des désastres en ex-Yougoslavie et au Rwanda. Tribunaux temporaires par juridique constitution.

Toutefois, ce dont ils ont à connaître – joint à la circonstance du presque total épuisement des situations « coloniales » – dope les énergies des États qui parviennent, enfin, à agir pour la création de la Cour pénale internationale permanente, dont les moyens devraient être moins aléatoires que ceux de la Cour internationale de justice et dont, certes, les États s’engagent à respecter les arrêtés, mais dont chacun peut s’absenter à son gré lorsque cela lui convient... Ainsi donc en 1994 le sixième comité de l’Assemblée générale de l’O.N.U. approuve une proposition de statut pour cette Cour. Les travaux préparatifs se déroulent à New York, et, enfin, la conférence ad hoc qui se déroule à Rome et travaille un mois durant adopte le statut de la Cour pénale internationale le 17 juillet 1998. Date qu’il faudra marquer d’une grosse pierre blanche ou d’un tout petit caillou ? L’avenir le dira, car si la création de cette cour capable de connaître, instruire et juger en matière de génocide avec une autorité définitive est acquise, il faudra la voir à l’œuvre. Certes, son statut autorise cette nouvelle juridiction à juger les individus coupables de génocide, de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et d’agression (quand définira-t-on et qui définira l’« agression » ?). Certes, puissante sera la Cour, mais le statut qui l’anime en limite les pouvoirs : il exige qu’elle soit saisissable par le Conseil de sécurité de l’O.N.U. et que l’État dont le justiciable est citoyen ou dont le territoire a été la scène du crime commis soit partie contractante du traité. Il n’est pas absurde d’imaginer des situations de fuite possible hors de l’emprise du droit. Le citoyen ou l’État désignés tentent-ils de se soustraire à l’autorité de la Cour ? Elle attendra d’être saisie par le Conseil de sécurité, dont la requête ne lui parviendra que si aucun des cinq membres permanents du Conseil n’exerce son droit de veto. Certes, puissante sera la Cour pénale, mais sa compétence pourra être transitoirement limitée : son statut autorise les États parties à la Convention à refuser sa juridiction en ce qui concerne les crimes de guerre durant une période de sept ans à compter de leur adhésion. Il ne faut pas être voyant pour percevoir comme il serait commode, pendant ce laps de temps, à l’État qui en aurait besoin de grimer en éventuelles contraintes politiques, stratégiques ou martiales des agissements génocidaires.
Certes, puissante sera la Cour, que la ratification par soixante États a suffit à instituer ; mais, sauf à réintroduire explicitement l’imprescriptibilité, seuls les crimes commis après son institution pourront être jugés par elle, son avènement valant prescription pour tous les crimes et délits antérieurs pour lesquels elle se veut statutairement impuissante.

Du pain sur la planche pour ceux – États, institutions, membres de la société civile – qui voudraient qu’on dépassât enfin les acceptions à géographie variable du génocide évoquées plus haut, dont l’abandon de l’imprescriptibilité confortera l’avenir.

Victoire du droit ?

Éternel concubinage de l’idéologie et du droit. C’est dans la nature de l’une et de l’autre. Pour le meilleur et pour le pire. L’histoire le veut ainsi. Celle du traitement juridique et pénal de la notion de génocide en est une illustration majeure. Lemkin prêcha dans le désert avant de se faire entendre.

Et si on a entendu Adorno, qui a écouté Césaire ? Heureusement, il y a toujours des voix qui, à force de tonner dans le désert, arrivent à tirer l’opinion de son sommeil : l’histoire en témoigne. Nous en sommes à la naissance d’une Cour pénale internationale statuant que le génocide est un crime absolu. Lemkin eut raison quelques années avant tout le monde, et le droit suivit. Ils eurent raison contre Aristote ces penseurs de son temps, raillés par l’immense philosophe, qui osèrent prétendre que « l’esclavage par nature » est radicalement impensable. Combien de siècles a-t-il fallu à l’idéologie pour condamner l’utilitarisme aveugle d’Aristote et qualifier l’esclavage de crime absolu ? Combien en a-t-il fallu au droit ?

Idéologie et droit parviendront un jour à dépasser la querelle de l’unicité ou de la comparabilité des génocides sur l’échelle de l’horreur. On « hiérarchisera » autant qu’on voudra, non plus sur le modèle de la pyramide égyptienne culminant en un point unique, mais sur celui de la pyramide aztèque culminant au plat du téocalli, la maison des dieux. Parce que l’histoire du génocide se lit au pluriel.