TONY JUDT • Israël, un tabou américain


Courrier International n° 844 – 4 janvier 2007

 

L’historien Tony Judt, professeur à l’université de New York, est connu pour être très critique envers la politique israélienne actuelle. D’où ses difficultés pour s’exprimer en public aux Etats-Unis.


En octobre dernier, 154 universitaires et intellectuels de renom ont signé une lettre ouverte pour protester contre l’annulation d’une conférence de l’historien juif britannique Tony Judt sur la politique au Proche-Orient.

 

Professeur Judt, que s’est-il passé ?

TONY JUDT* L’organisation Network 20/20 m’avait invité depuis plusieurs mois à intervenir sur le thème “Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine”. La conférence devait avoir lieu au consulat de Pologne, à New York, le 3 octobre. Environ trois heures avant, la présidente de l’organisation m’a annoncé que la conférence était annulée parce que la Ligue antidiffamation [ADL, association de lutte contre l’antisémitisme] et d’autres associations avaient exercé des pressions sur le consulat polonais.

 

Qu’entendez-vous par “lobby pro-israélien” ?

D’une part, il y a les groupes de pression officiels, comme l’American-Israel Public Affairs Committee, ou les activités parlementaires d’organisations comme l’American Jewish Committee ou le Jewish Institute of Middle East Studies, qui ont pour objectif de pousser le Congrès et le gouvernement américain à adopter une politique étrangère pro-israélienne. D’autre part, il y a les lobbys informels, qui poursuivent les mêmes buts mais qui fonctionnent en même temps comme des observateurs : si quelqu’un écrit quelque chose de critique sur Israël, ils réagissent.

 

Avez-vous déjà été confronté à ce genre de groupes informels ?

Oui, sous deux formes. Il y a les campagnes de lettres et les déclarations publiques dans les médias, et il faut bien s’en accommoder. Ce qui est plus difficile à accepter, c’est la pression qu’exercent ces organisations sur les petites universités, les communautés juives – et parfois aussi non juives – dans les petites villes et les banlieues afin que les personnes qu’elles rejettent ne soient pas invitées. Si les établissements et les communautés ne suivent pas ces recommandations, ils doivent s’attendre à des actions, des manifestations. C’est ce qui nous est arrivé, à un collègue et à moi, à Riverdale [quartier résidentiel du nord de New York], où nous intervenions dans le cadre d’un séminaire sur le Proche-Orient.

 

En quoi dérangez-vous ces organisations ?

Elles reviennent constamment sur deux points de mon article “Israel the Alternative”, que j’ai publié il y a trois ans dans The New York Review of Books [voir CI n° 692, du 5 février 2004]. J’y qualifie l’Etat d’Israël d’anachronique, du fait de sa structure ethnique et de la préférence accordée à un groupe de population. Le second point de contentieux tient à ma thèse qui veut que l’avenir d’Israël et des Palestiniens réside vraisemblablement dans un Etat binational et qu’il est donc absurde de continuer sans fin à œuvrer à la mise en place de deux Etats, solution qui ne se concrétisera jamais. Ce qui dérange ces groupes, c’est que je ne suis pas un extrémiste, contrairement à des gens comme Noam Chomsky et Norman Finkelstein, très connus pour leurs positions ouvertement et extrêmement anti-israéliennes.

 

Où se situeraient vos arguments dans le débat en Israël même ?

En Israël, je suis partie prenante d’un débat général, mes articles sont repris dans le grand quotidien de gauche Ha’Aretz. En Israël, beaucoup de gens débattent de façon plus radicale que moi. Il n’y a qu’aux Etats-Unis que je pose problème.

Le politiquement correct agit-il encore comme dans les années 1990, à tel point qu’il n’était plus possible de mener certains débats ?
La plupart du temps, quand on parle de politiquement correct, on pense à la gauche politique dans les universités. Mais, si l’on parle en revanche d’autocensure, du silence collectif qui s’abat sur les questions sensibles, tout cela est très présent dans la plupart des établissements américains. Au Royaume-Uni, par exemple, récemment encore, on n’abordait pas la question de l’islam. Maintenant, la balance penche dans l’autre sens : il est soudain de bon ton d’afficher des positions antimusulmanes. Or c’est précisément pour cette raison que je trouve inquiétantes ces manifestations de silence collectif.

 

* Tony Judt dirige l’institut Erich Maria Remarque d’études européennes à l’université de New York. Dernier livre paru en français : La Responsabilité des intellectuels : Blum, Camus, Aron (Calmann-Lévy, 2001).