Nier ou justifier un génocide sont deux choses différentes ;

la première est légale, selon le Conseil constitutionnel espagnol

 

Décision du Tribunal constitutionnel espagnol [1]

http://www.tribunalconstitucional.es/jurisprudencia/Stc2007/STC2007

 

 

Arrêt rendu le 16 novembre 2007 par le tribunal constitutionnel réuni en séance plénière, et composé des magistrats suivants :

Maria Emilia Casas Baamonde, présidente

Guillermo Jiménez Sánchez

Vicente Conde Martín de Hijas

Javier Delgado Barrio

Elisa Pérez Vera

Roberto García Calvo y Montiel

Eugeni Gay Montalvo

Jorge Rodríguez-Zapata Pérez

Ramón Rodríguez Arribas

Pascual Sala Sánchez

Manuel Aragon Reyes

Pablo Pérez Tremps

 

Au nom du Roi

 

I : Objet

 

1. Requête de la Troisième section du Tribunal provincial de Barcelone, n° 5152-2000, au sujet du caractère anticonstitutionnel de l’article 607, deuxième paragraphe, du Code pénal.

 

2. Antécédents :

 

Le 29 septembre 2000, la cour a reçu un office rappelant que:

a)      le 16 novembre 1998, la juridiction pénale n°3 de Barcelone avait émis une sentence condamnant Pedro Varela Geis, pour les faits avérés suivants :

en tant que propriétaire et directeur de la librairie EUROPA, l’accusé a distribué, diffusé et vendu de façon constante et habituelle des livres, publications, affiches, lettres et autres, qui offensent sans équivoque le groupe social constitué par la communauté juive ; dans ces documents étaient niés la persécution et le génocide subis par ledit peuple durant l’étape historique de la Seconde Guerre mondiale, massacre collectif programmé et exécuté par les responsables de l’Allemagne nazie qui gouvernèrent à l’époque du IIIème Reich. L’immense majorité de ces publications contenait des textes incitant à la discrimination et à la haine de la race juive, en les [sic] considérant comme des êtres inférieurs qu’il faut exterminer « comme les rats » ; dans cette librairie étaient également en vente des publications en rapport avec l’art, l’histoire et la mythologie religieuse, mais à titre de simples échantillons, au regard de la quantité d’ouvrages consacrés au révisionnisme de l’holocauste juif. Le public habituel de l’établissement se composait de jeunes sympathisants des idéologies qui défendent l’usage de la violence comme méthode de résolution des conflits. Ces publications étaient disponibles pour tout acheteur et étaient exportées par la poste en direction d’une foule de clients en Allemagne, Autriche, Belgique, Brésil, Chili, Argentine et Afrique du Sud, parmi d’autres pays. La librairie Europa figurait dans toute la correspondance comme éditeur et distributeur du matériel commercialisé. Sont joints quelques extraits de certains des livres mis sous séquestre, niant le génocide ou le justifiant, ou encore comportant des affirmations incitant à l’extermination.

Le tribunal condamne l’accusé, en tant qu’auteur responsable d’un délit continuel de génocide selon l’article 607.2 CP, à une peine de deux ans de prison, et aux dépens ; il le condamne également, comme auteur responsable d’un délit prolongé quant à l’exercice des droits fondamentaux et libertés publiques garantis par la Constitution, consistant en provocation à la discrimination, à la haine raciale et à la violence contre des groupes ou des associations pour des motifs racistes et antisémites (article 510.1 du Code pénal), à la peine de 3 ans de prison et mise à l’amende pendant 12 mois, avec une astreinte journalière de 2000 pesetas, assortis des dépens et autres peines accessoires prévues par la loi.

b)      L’accusé ayant fait appel, la Troisième section du Tribunal Provincial de Barcelone a ordonné le 30 avril 1999 une audience pour envisager l’inconstitutionnalité de l’article 267.2, dont le texte est le suivant : « la diffusion par tout moyen d’idées ou de doctrines que nient ou justifient les délits [de génocide et connexes] caractérisés dans le paragraphe antérieur de cet article, ou qui prétendent à la réhabilitation de régimes ou d’institutions qui protègent des pratiques susceptibles de générer ces faits, sera punie d’une peine de prison de un à deux ans ». Le 7 mai 1999, un autre acte précisait que le précepte ci-dessus pouvait être incompatible avec le droit à la liberté d’expression reconnu dans l’article 20. 1 du CE.

c)      Contre la décision du 30 avril 1999, l’une des parties civiles (Asociación ATID-SOS Racisme Catalunya) a argumenté que le Tribunal provincial avait enfreint les dispositions de l’article 35.2 de la loi organique du Tribunal constitutionnel en posant la question de l’inconstitutionnalité de façon prématurée, dans la mesure où l’appel n’avait pas encore donné lieu à sentence. Le 6 mai 1999, la cour d’appel déclara n’y avoir lieu.

d)      L’une des parties civiles, la communauté israélite de Barcelone, a été soutenue par le Ministère public, dans une intervention pour rejeter l’examen de l’anticonstitutionnalité de l’article ; mais le tribunal a décidé de poursuivre, ce qui a été acté en séance plénière le 18 janvier 2000 (ATC 24/2000).

e)      ATID et SOS Racisme Catalunya tentèrent d’invoquer un incident de nullité ; le représentant de la Communauté israélite de Barcelone intervint à son tour.

f)        Par arrêté du 24 janvier 2000, leurs demandes ont été rejetées.

g)      Le ministère public ne s’est pas opposé à la reprise des audiences, décidée le 14 juillet 2000, en application de l’article 35.2 de la Loi organique du Tribunal constitutionnel, pour examiner l’éventuelle inconstitutionnalité de l’article 607.2 du CP.

h)      Le 14 septembre 2000, la question a été débattue à la Troisième section du Tribunal Provincial de Barcelone.

 

 

3. [… Réflexion sur ce qu’il faut entendre par « délit de génocide », le concept introduit par l’article 607.2 du CP] :

Le tribunal considère donc que l’article 607.2 du CP constitue un type pénal autonome qui ne peut se confondre avec la définition de l’apologie du délit selon l’article 18 du CP ; il ne saurait non plus sanctionner l’apologie des délits de génocide ni la provocation à la commission de ceux-ci ou l’incitation à la haine raciale parce que ces conduites sont déjà caractérisées dans d’autres articles du Code pénal (art. 510, 515, 5°, 519 et 615 du CP). La conduite sanctionnée par l’article 607.2 se réfère donc exclusivement à la diffusion d’idées ou de doctrines qui nient ou justifient les délits de génocide, conduite qui correspond à la sanction infligée en première instance à Pedro Varela Geis. Le tribunal considère qu’il y a un conflit évident entre cette norme pénale, qui sanctionne la diffusion d’idées et d’opinions sur certains faits historiques, et le droit à la liberté d’expression consacré par la Constitution. Dans ce cas, le bien juridique considéré comme requérant une protection pénale présente une nature très diffuse, car il s’identifie au souci d’éviter que se crée « un climat favorisant des conduites discriminatoires ». La Cour considère que le bien juridique mentionné ne mérite pas de protection pénale dans la mesure où, outre son caractère diffus, il suppose une limite au droit à la liberté d’expression.

 

4. Le 31 octobre 2000, la Troisième Section décide de transférer ses conclusions au Congrès des députés, au Sénat et au gouvernement, sous couvert du ministre de la justice et du Procureur général, afin de solliciter leur intervention dans le débat.

 

5. Le 15 novembre 2000, la présidente du Congrès des députés a communiqué la décision adoptée par la Chambre le 13 novembre, de ne pas intervenir.

 

6. Le 24 novembre 2000, la présidente du Sénat communique au tribunal son offre de collaboration, en application de l’article 88.1 de la Loi organique de la Cour constitutionnelle.

 

7. Le représentant de l’Etat[2] s’exprime par écrit le 24 novembre 2000 également, pour s’opposer au débat, « au moyen d’une argumentation complexe »[3].

- Tout d’abord, il souligne que même si plusieurs articles du CP couvrent le même domaine et se recoupent, l’article 607.2 peut apparaître comme superflu, mais non incompatible avec la constitution espagnole.

- Si l’on confronte les différents articles entre eux, comme le fait la requête, ce sont les différences entre eux qui sont patentes ; il y aurait lieu d’exploiter des analogies, non pour étendre le domaine de ce qui est punissable, mais au contraire, pour le restreindre.

- Il constate à la fois des éléments d’égalité et de diversité retenus « in malam partem », la requête manquerait donc de cohérence ; elle fait un usage tout aussi contestable de l’analogie.

- Il insiste sur l’extrême gravité des délits regroupés dans la rubrique générique de « délits de génocide ». Il rappelle également qu’on ne sanctionne pas une seule conduite délictueuse, mais deux : le fait de diffuser des idées ou doctrines qui nient ou justifient les délits susdits de génocide, d’une part ; d’autre part, le fait de prétendre réhabiliter des régimes ou des institutions qui offrent une protection à ces pratiques, génératrices de semblables délits. La première de ces deux conduites pourrait à son tour se subdiviser en deux modalités différentes, d’une part la négation des délits de génocide, de l’autre la justification de semblables délits. Dans la mesure où la requête d’inconstitutionnalité ne précise pas laquelle des deux modalités est visée, il la rejette. [Un long développement suit]. Bref, il faut reconnaître dans l’article 607.2 « tant une mesure de défense légitime des minorités que de l’ordre constitutionnel ».

 

- Il ne considère pas que la création d’un « climat favorisant des conduites discriminatoires » soit un « reste vaporeux », ou de « légères perturbations de l’égalité juridique, ni que leur punition corresponde à un modeste objectif d’éviter des discriminations occasionnelles », car il s’agit au contraire « d’empêcher la réalisation d’actions que le législateur a évaluées comme causes d’incitation tout à fait directes à la perpétration  de graves délits qui portent atteinte aux intérêts les plus essentiels de la coexistence humaine ».

- Contrairement au Tribunal provincial de Barcelone, il ne pense pas que l’article 607.2 soit superflu pour protéger les droits fondamentaux des minorités [mises en danger, même si c’est de façon abstraite].

- Il constate la mise en œuvre de deux prémisses difficilement acceptables : d’une part, la réduction inadaptée de l’objet de la norme ; de l’autre, l’insistance sur son caractère abstrait ou « diffus ». En effet, il ne s’agit pas de protéger certaines minorités en particulier, dans l’article 607.2, mais d’une finalité visant à protéger la société en général ; les minorités ethniques ne sont donc pas les seules victimes potentielles des délits signalés, mais le sont aussi les majorités ou « plus exactement, la société dans son ensemble ». Il n’y a donc pas lieu de pratiquer une lecture réductionniste de l’article 607.2, mais au contraire d’y voir une mesure de défense de l’ordre constitutionnel lui-même.

- Il rejette le côté « vague ou diffus » du type pénal retenu, qualifié de création d’un « climat favorisant des conduites discriminatoires » (F J 5° de la requête). D’après lui, « la conduite sanctionnée dans les types pénaux [décrits par l’article 607.2] consiste en la négation ou justification de délits d’assassinat, ou d’agressions sexuelles, ou de transfert forcé de populations, ou de stérilisations, ou les prétentions à la réhabilitation des régimes qui protègent ces délits » : tout cela[4] ne saurait être qualifié de « légères perturbations de l’égalité juridique » ; il conclut que « cette connexion causale entre l’exposé et la divulgation de certaines doctrines ou idées et les crimes les plus abjects ne lui semble pas relever d’un caprice occasionnel ou soudain du législateur, ni d’une présomption irrationnelle ou excessive, mais être le produit de certaines douloureuses expériences historiques ».

- Selon l’avocat général, ce qui est en cause ne relève pas, comme l’envisage le tribunal provincial de Barcelone, de « simples opinions sur les faits historiques », qui seraient couvertes, même si elles sont erronées ou fausses, par l’article 20.1 de la constitution espagnole ; il s’agit plutôt de la négation ou de la justification du fait que constituent un délit de génocide des faits tels que l’extermination de juifs par le régime nazi. Ainsi donc, selon l’avocat général, « professer des idées ou des doctrines qui nient que le génocide soit un délit, ou qui justifient le délit… ne constitue pas un acte d’exercice du droit fondamental à la liberté d’opinion » parce que ce comportement est dangereux –au moins sur un plan abstrait– pour le bien juridique protégé, dans la mesure où cela pourrait conduire à « stimuler des ressorts psychologico-sociaux mal connus, et à créer une atmosphère sociale qui, comme le prouve le déroulement des faits dans l’Allemagne nazie, commence par la discrimination légale dans l’accès aux charges publiques et à certaines professions, se poursuit par l’encouragement à l’émigration d’une partie de la population, et s’étend et s’intensifie dans tous les domaines de la cohabitation jusqu’aux extrémités de destruction et d’extermination dont l’histoire a connaissance ».

 

8. Le 27 novembre 2000, le procureur général de l’Etat[5] a invité par écrit le tribunal à renoncer à examiner l’anticonstitutionnalité de l’article 607.2.

 

- Il commence par considérer que la requête ne peut porter que sur la « diffusion par quelque moyen que ce soit d’idées ou de doctrines qui nient ou justifient le génocide ». Or cela ne rentre pas dans le délit d’apologie du génocide, sanctionné tant dans les accords internationaux que dans le droit comparé, car l’apologie est une forme de commission d’un délit (art. 18 CP). L’apologie de génocide est spécifiquement sanctionnée dans l’article 615 CP, avec des peines plus sévères. Le législateur espagnol envisageait donc, en complétant le texte accepté en 1948 à l’ONU par l’article 607.2, seulement le fait de « diffuser des idées qui nient ou justifient des faits désormais historiques de génocide » ; ce législateur considérait que cela représente un danger, dans la mesure où un climat d’acceptation et d’oubli de ces faits pourrait s’en suivre, ce qui est exclu[6] dans une société démocratique, et qui peut donner lieu à des éclats de violence raciale ou ethniques non désirés.

 

- Après quoi, le procureur précise ce qui constitue le droit à la liberté d’expression comme fondement essentiel de toute société démocratique en se rapportant aux SSTEDH du 23 septembre 1998 (cas Lehideux), 8 juillet 1999 (cas Sürek, Baskaya et Okçuoglu) et 29 septembre 1999 (cas Oztürk) et conclut que le droit à la liberté d’expression couvre non seulement les idées et informations agréées ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi celles qui dérangent, choquent ou inquiètent, parce le que pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’y a pas de société démocratique, le requièrent.

- Il distingue (en se référant aux SSTC 214/1991 et 176/1995) dans le cadre de l’article 10.1 de la Convention de 1948[7], les événements de la Seconde Guerre mondiale qui donnent lieu à « de simples affirmations, doutes ou opinions sur l’holocauste juif, qui pourraient s’étendre même à la prise de position en rapport avec la non existence réelle de celui-ci, ce qui resterait du domaine de la protection du droit fondamental à la liberté d’expression, aussi répréhensibles soient-elles », et d’autre part, « les opinions qui présenteraient des jugements offensants, qui ne se borneraient pas à apporter des corrections exclusivement personnelles de l’histoire sur les persécutions des juifs ou sur tout autre type d’homicide commis, mais qui comporteraient des imputations visant à discréditer ou à minorer les victimes elles-mêmes de celui-ci, ce qui ne pourrait se prévaloir du droit reconnu par l’article 20.1 a) de la Constitution espagnole. »

-Il s’agirait donc de « générer dans l’opinion un état d’opinion favorable au génocide, de façon planifiée, systématisée ou organisée […] et de préparer psychologiquement la population, par des moyens de propagande, et de générer un climat de violence et d’hostilité qui, à terme, pourraient se concrétiser en actes spécifiques de discrimination raciale, ethnique ou religieuse. »

-Ainsi compris, il s’agit donc d’un « délit de danger abstrait ». Le procureur fait état de la réapparition de mouvements xénophobes clairement inspirés des postulats défendus en son temps par le national socialisme, dont l’expansion pourrait générer un risque de déstabilisation du système démocratique, parce que pourrait parvenir à l’opinion publique un ensemble de messages comportant des thèses clairement contraires aux droits de l’homme.

 

9. Est fixée la date du 7 novembre 2007 pour la délibération et l’énonciation de l’arrêt.

 

II Fondements juridiques

 

1. Rappel sur ce qu’on entend par « délits de génocide », définis comme tels par l’article 607.1 CP : « conduites guidées par l’objectif de détruire totalement ou partiellement un groupe national, ethnique, racial ou religieux, au moyen de la commission des actes suivants :

1) tuer l’un de ses membres ;

2) Agresser sexuellement l’un de ses membres ou lui produire l’une des lésions prévues dans l’article 149 CP ;

3) soumettre le groupe ou n’importe lequel de ses individus à des conditions d’existence qui mettent en danger sa vie ou perturbent gravement sa santé ou occasionnent l’une des lésions prévues dans l’article 150 CP ;

4) mettre à exécution des déplacements forcés du groupe ou de ses membres, adopter toute mesure qui tende à entraver leur genre de vie ou de reproduction ou transférer de force des individus d’un groupe à un autre ;

5) produire toute autre lésion différente de celles qui ont été antérieurement signalées.

 

2. La Cour considère […] que la conduite qui mérite la requête se réduit à ce qui est caractérisé comme délictueux par le premier sous-alinéa de l’article 607.2 du CP, à savoir la simple diffusion d’idées ou de doctrines qui nient ou justifient l’existence de faits historiques qui ont été qualifiés de génocide caractérisé [et n’a pas à connaître de la validité de certaines normes (voir SSTC 17/1981, 1 juin FJ1 et 64/2003, 27 mars, FJ5)].

 

3. [Résumé des argumentaires du Tribunal Provincial de Barcelone puis des deux repésentants de l’Etat mentionnés ci-dessus]

 

4. Depuis le départ, la Cour a réaffirmé que « l’article 20 de la Constitution garantit le maintien d’une communication publique libre, sans laquelle seraient vidées de tout contenu réel d’autres droits que la Constitution consacre, les institutions représentatives seraient réduites à des formes creuses, et le principe de légitimité démocratique tel que l’énonce l’article 1.2 de la Constitution, (et qui est la base de toute notre organisation juridico-politique) serait complètement faussé. La préservation de cette communication publique libre sans laquelle il n’y a pas de société libre ni par conséquent de souveraineté populaire exige la garantie de certains droits fondamentaux communs à tous les citoyens, et l’interdiction avec un caractère général de certains agissements du pouvoir » (STC 6/1981 du 16 mars, FJ 3, consigné entre autres dans les SSTC /1990, du 15 février; 336/1993, du 15 novembre; 101/2003, du 2 juin; 9/2007, du 15 janvier). Dans un sens semblable, le TEDH, à partir de l’arrêt Handyside c. Royaume Uni, du 7 décembre 1976, réitère que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et du développement de chacun (SSTEDH Castells c. España, de 23 de abril de 1992, § 42 y Fuentes Bobo c. España, 29 février de 2000, § 43).

 

[Suit un rappel sur le contenu de l’article 20.1 CE qui] “garantit un intérêt constitutionnel pour la formation et l’existence d’une opinion publique libre, garantie qui revêt une transcendance particulière dans la mesure où, étant une condition préalable et nécessaire pour l’exercice d’autres droits inhérents au fonctionnement d’un système démocratique, elle devient à son tour un des piliers d’une société libre et démocratique. Pour que le citoyen puisse former librement ses opinions et participer de façon responsable aux affaires publiques, il doit être également largement informé, de façon à pouvoir soupeser des opinions diverses et même contradictoires” (STC 159/1986, 16 décembre, FJ 6).

En conséquence [...], le droit à la liberté d’expression couvre non seulement les idées et informations agréées ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi celles qui dérangent, choquent ou inquiètent, parce le que pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’y a pas de société démocratique, le requièrent (STC 174/2006, 5 juin, FJ 4). Pour cela même nous avons affirmé catégoriquement qu’il est « évident que toute opinion peut se prévaloir de la protection de la liberté d’opinion, aussi erronée ou dangereuse qu’elle puisse paraître au lecteur, y compris celles qui attaquent le système démocratique lui-même. La Constitution protège également ceux qui la contestent » (STC 176/1995, 11 décembre, FJ 2). C'est-à-dire que la liberté d’expression est valable non seulement pour les informations ou idées accueillies favorablement ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui contrarient, choquent ou inquiètent l’Etat ou une partie quelconque de la population (STDH De Haes et Gijsels contre Belgique, 24 février 1997, §49).

 

Pour des circonstances historiques liées à son origine, notre ordre constitutionnel repose sur la plus large garantie des droits fondamentaux, qui ne sauraient être limités au motif qu’ils seraient utilisés avec une finalité anticonstitutionnelle. Comme on le sait, dans notre système –à la différence d’autres systèmes de notre entourage géographique– un modèle de « démocratie militante » n’a pas lieu d’être, autrement dit un modèle dans lequel soit imposé, non seulement le respect mais aussi l’adhésion positive à l’ordre constitutionnel et en premier lieu à la Constitution (STC 48/2003, 12 mars FJ 10). Cette conception est manifeste, sans aucun doute, et acquiert une intensité particulière dans le régime constitutionnel des libertés idéologique, de participation, d’expression et d’information (48/2003, 12 mars FJ 10) car elle implique la nécessité de distinguer clairement entre les activités contraires à la Constitution, ne jouissant pas de sa protection, et la simple diffusion d’idées et d’idéologies. La valeur du pluralisme et la nécessité de l’échange libre d’idées comme substrat du système démocratique représentatif empêchent toute activité de la part des pouvoirs publics tendant à contrôler, à sélectionner ou à déterminer gravement la simple circulation publique d’idées ou de doctrines.

 

[Rappel du côté “répugnant et repoussant des idées en question, sur les actes de barbarie et atrocités perpétrées par les totalitarismes de notre temps”]

 

Nous avons déjà à d’autres occasions conclu que “les affirmations, doutes et opinions sur la conduite nazie envers les juifs et les camps de concentration, aussi répréhensibles et tergiversées soient-elles –et en réalité elles le sont puisqu’elles nient l’évidence[8] de l’histoire– sont sous la protection du droit à la liberté d’expression (art. 20.1 CE), en rapport avec le droit à la liberté idéologique (article 16 CE) car, indépendamment de l’évaluation que l’on puisse en faire -ce qui n’est d’aileurs pas du ressort de ce tribunal- elle ne peuvent être comprises que comme ce qu’elles sont: des opinions subjectives et intéressées sur des événements historiques” (STC 214/1991, 11 novembre, FJ 8). Cette même perspective a amené le TEDH, en plusieurs occasions où l’on mettait en doute la collaboration avec les atrocités nazies pendant la Seconde Guerre mondiale[sic], à signaler que “la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression”, et à estimer qu’il n’est pas de son ressort d’arbitrer la question historique de fond (Arrêts Chauvy et autres contre France, 23 juin 2004§ 69; Monnat contre Suisse, 21 septembre 2006, § 57).

5. [Suivent des précisions sur ce qu’on entend par respect de la dignité de la personne et de l’égalité (STC 214/1991, 11 novembre, FJ8.]

 La reconnaissance constitutionnelle de la dignité humaine constitue le cadre dans lequel doivent s’exercer les droits fondamentaux en vertu de quoi l’apologie des bourreaux, par la glorification de leur image et la justification de leurs actes, quand cela supposerait une humiliation de leurs victimes, ne saurait invoquer la couverture constitutionnelle (STC 176/1995, FJ). De même pour les jugements offensants contre le peuple juif qui, émis dans le droit fil de positions qui nient l’évidence du génocide nazi, supposent une incitation raciste (STC 214/1991, 11 novembre FJ8; 13/2001, 29 janvier, FJ7). Ces limites sont les mêmes, pour l’essentiel, que celles qu’a reconnu le Tribunal Européen des Droits humains en application du paragraphe deuxième de l’article 10 CEDH. A savoir, concrètement (voir pour toutes l’arrêt Ergogdu & Ince contre Turquie, 8 juillet 1999) que la liberté d’expression ne peut ofrir de couverture à ce qu’on appelle “discours de haine”, c’est à dire le discours développé en termes qui supposent une incitation directe à la violence contre les citoyens en général ou contre certaines races ou croyances en particulier. Voir à ce sujet la référence interprétative de la Convention, la Recommandation n° R (97) 20 du comité de Ministres du conseil de l’Europe, du 30 octobre 12997, qui incite les Etats à agir contre toutes les formes d’expression qui propagent, incitent ou promeuvent la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine basées sur l’intolérance (SSTEDH Gündüz c. Turquie, 4 décembre 2003, §41; Erbakan c. Turquie 6 juillet 2006).

A côté de cela, la règle générale de la liberté d’expression garantie dans l’article 10 CEDH peut souffrir des exceptions en application de l’article 17 CEDH, qui n’a pas d’équivalent dans notre ordre constitutionnel. En vertu de celui-ci, le CEDH a considéré que ne peut pas être considérée comme protégée par la liberté d’expression la négation de l’Holocauste dans la mesure où cela impliquerait un objectif de “diffamation raciale contre les juifs et d’incitation à la haine contre eux” (Décision Garaudy c. France, 24 juin 2003). Concrètement, à cette occasion, il s’agissait de différents articles visant à combattre la réalité de l’Holocauste dans le but déclaré d’attaquer l’Etat d’Israël et le peuple juif dans son ensemble, de sorte que le Tribunal a pris en compte pour trancher l’intention d’accuser les victimes elles-mêmes de falsification de l’histoire, avec attentat contre les droits d’autrui. Postérieurement il a signalé, obiter dicta, la différence entre le débat encore ouvert entre historiens sur des aspects en rapport avec les actes génocidaires du régime nazi, protégé par l’article 10 de la Convention, et la simple négation de “faits historiques clairement établis” que les Etats peuvent soustraire à la protection du droit en application de l’article 17 CEDH (SSTDH Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998; Chauvy et autres contre France, 23 juin 2004, § 69).

 

La jurisprudence du TEDH invite donc, pour invoquer une exception à la garantie des droits, à corroborer le constat d’un tort par la volonté expresse de ceux qui prétendent se prévaloir de la liberté d’expression pour mettre en oeuvre la destruction des libertés et du pluralisme ou attenter contre les libertés reconnues dans la Convention (STEDH Refah partisi et autres c. Turquie, 13 février 2003, § 98; décision Fdanoka c. Lettonie, 17 juin 2004, § 79).

[Suit un rappel sur “la haine et le mépris de tout un peuple ou une ethnie (tout peuple ou toute ethnie) inompatibles avec le respect de la dignité humaine”.]

6. Le précepte mis en question est celui que contient le premier sous-alinéa de l’article 607.2 CP, dont la teneur littérale a déjà été évoquée. Il doit être replacé dans le contexte des engagements de l’Espagne en matière de poursuite et de prévention du génocide. Entre autres, le §2 de l’article 22 du Pacte International de Droits civils et politiques qui étblit que “toute apologie de la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, l’hostilité ou la violence sera interdite par la loi”, et l’article 5 de la Convention des Nations Unies pour la prévention et la sanction du délit de génocide, du 9 décembre 1948, par lequel l’Espagne s’engage à établir des “sanctions pénales efficaces” pour punir les personnes coupables de génocide ou d’ “incitation directe et publique” à le commettre.

[...]. D’autres pays qui ont souffert particulièrement du génocide commis durant l’époque nationalsocialiste ont introduit aussi dans leur palette de délits[9], en raison de ces tragiques circonstances historiques, celui qui consiste exclusivement en la simple négation de l’holocauste. [...]

La littéralité du précepte, dans la mesure où il sanctionne la transmission d’idées, considérée en elle-même, sans exiger en complément la lésion d’autres biens protégés par la Constitution, revient apparemment à poursuivre une conduite qui, en tant qu’elle est protégée par le droit à la liberté d’expression (art. 16 CE) et même éventuellement par les libertés scientifique (art. 20.1. b) et de conscience (art. 16 CE) qui se manifestent à travers elle (STC 20/1990, FJ 5), consitute une limite infranchissable pour le législateur pénal.

 

En ce sens nous ne sommes pas devant une éventuelle limitation de la liberté d’expression de la part du code pénal, mais c’est celui-ci qui interfère dans le domaine propre de la délimitation même du droit constitutionnel. Au delà du risque, indésirable dans l’Etat démocratique, de faire du droit pénal un facteur de dissuasion de l’exercice de la liberté d’expression, sur lequel nous avons déjà émis des avertissements en d’autres occasions (SSTC 105/1990, FFJJ 4 et 8; 287/2000, du 11 décembre, FJ 4; STEDH, affaire Castells, 23 avril 1992, § 46), il est interdit aux normes pénales d’envahir le contenu constitutionnellement garanti des droits fondamentaux. La liberté de configuration du législateur pénal trouve sa limite dans le contenu essentiel du droit à la liberté d’expression, de sorte que, pour ce qui intéresse à présent, notre ordre constitutionnel ne permet pas la caractérisation comme délit de la simple transmission d’idées, même pas dans les cas où il pourrait s’agir d’idées exécrables parce qu’elles apparaîtraient contraires à la dignité humaine, laquelle constitue le fondement de tous les droits que reconnaît la Constitution, et par conséquent de notre système politique.

 

7. Distinction sémantique dans le contenu du précepte légal (précisemnt le premier sous-alinéa) entre la négation, qui “peut être entendue comme la simple expression d’un point de vue sur certains faits, par l’affirmation qu’ils n’ont pas eu lieu ou qu’ils n’ont pas été réalisés de façon telle qu’on puisse les qualifier de génocide”, et la justification qui “n’implique pas la négation absolue de l’existence d’un délit de génocide précis mais sa relativisation ou la négation de son caractère antijuridique, à partir d’une certaine identification avec les auteurs”. Pour le cas où la conduite sanctionnée impliquerait  nécessairement une incitation directe à la violence contre certains groupes ou un mépris envers les vitimes des délits de génocide, le législateur a prévu des sanctions (art. 165 CP) en rapport avec le concept d’apologie du génocide. Or la peine prévue dans l’article 607.2 est sensiblement inférieure à la modalité d’apologie qualifiée comme “provocation, conspiration et proposition pour l’exécution des délits de génocide”. Cela empêche d’apprécier une quelqconque intention législative d’introduire une peine qualifiée.

 

8. Les conduites punies par l’article 607.2 relèvent-elles du “discours de haine”? La conduite consistant en la simple négation d’un délit de génocide ne suppose pas une incitation directe à la violence contre les citoyens ou contre des races ou croyances précises, supposition qui d’ailleurs, n’est pas ce à quoi l’article 607.2 a trait. La simple diffusion de conclusions autour de l’existence ou non de certains faits, sans émettre de jugement de valeur sur ceux-ci ou leur caractère anti-juridique, relève de la liberté scientifique reconnue à la lettre b) de notre article 20.1 constitutionnel. La liberté scientifique jouit dans notre constitution d’une protection accrue par rapport aux libertés d’expression et d’information, orientée par la conviction que “la liberté scientifique seule rend possible la recherche historique, qui est toujours, par définition, polémique et discutable, parce qu’elle s’édifie autour d’affirmations et de jugements de valeur sur la vérité objective desquels il est impossible d’atteindre une pleine certitude, au point que cette incertitude consubstantielle au débat historique représente ce qui en celui-ci est le plus valable, respectable et digne de protection, par le rôle essentiel qu’il joue dans la formation d’une conscience historique adaptée à la dignité des citoyens d’une société libre et démocratique”. ( STC 43/2004, 23 mars, FJ 4)

La simple négation du délit, face à d’autres conduites qui comportent une adhésion précise favorable au fait criminel, donnant lieu à une promotion par l’extériorisation d’un jugement positif, est indifférente[10] dans le principe.On ne peut d’ailleurs pas, même au niveau d’une simple tendance –comme le suggère le Ministère public- affirmer que toute négation de conduites juridiquement qualifiées comme délit de génocide vise objectivement à la création d’un climat social d’hostilité contre les personnes qui appartiennent aux mêmes groupes qui à une époque ont été victimes du délit concret de génocide dont on prétend l’inexistence; et on ne peut pas non plus affirmer que toute négation soit per se capable d’y parvenir. Même en tenant compte du facteur de proportionnalité déterminé par le fait qu’une finalité simplement préventive ou de renforcement ne peut justifier constitutionnellement une restriction aussi radicale de ces libertés (STC 199/1987, 16 décembre, FJ 12), la constitutionnalité a priori du précepte reposerait sur l’exigence d’un autre élément additionnel non exprimé du délit décrit dans l’article 607.2, à savoir que la conduite sanctionnée consistant à diffuser des opinions qui nient le géocide soit en vérité idoine pour créer une attitude d’hostilité envers le collectif affecté. Forcer, à partir de notre cour, une interprétation restrictive sur ce point de l’article 607.2 CP, en lui ajoutant de nouveaux éléments, dépasserait les limites de cette juridction, en imposant une interprétation du précepte entièrement contraire à sa teneur littérale. En conséquence, la conduite en question relève bien d’un état préalable à celui qui justifie l’intervention du droit pénal, dans la mesure où elle ne constitue même pas un danger potentiel pour les biens juridiques protégés par la norme en question, de sorte que son inclusion dans le précepte suppose une atteinte au droit à la liberté d’expression art. 20.1 CE).

 

Décision du Tribunal constitutionnel:

Valider partiellement la présente question d’inconstitutionnalité, et en conséquence:

1.          Déclarer inconstitutionnelle et nulle l’inclusion de l’expression “nient ou” dans le premier sous-alinéa de l’article 607.2 du code Pénal

2.           Déclarer que n’est pas inconstitutionnel le premier sous-alinéa de l’article 607.2 du Code pénal qui punit la diffusion d’idées ou de doctrines tendant à justifier un délit de génocide, interprété dans les termes du fondement juridique n° 9 de cet arrêt

3.          Rejeter la question de l’inconstitutionalité de tout le reste.

Cet arrêt sera publié dans le bulletin Officiel de l’Etat. Madrid, 7 novembre 2007.

 

 

 

Suivent les argumentaires de certains magistrats qui souhaitent présenter des objections à l’arrêt du 7 novembre 2007, en application du doit reconnu dans l’article 90-2° de la LOTC:

- Roberto Garcia Calvo y Montiel

- Jorge Rodríguez-Zapata Pérez

- Ramón Rodríguez Arribas

- Pascual Sala Sánchez

 

 

 

c)



[1] Traduction aussi exacte que possible. Les […], caractères gras et notes de bas de page sont de la responsabilité du traducteur.

[2] “Abogado del Estado”

[3] « a través de una compleja argumentación »

[4] Curieusement, dans la liste de ces composants des « délits de génocide » ne figure nullement le meurtre de masse, ni improvisé ni dans des abattoirs humains d’aucune sorte.

[5] « Fiscal general del Estado »

[6] « improcedente », inconvenant ou irrecevable.

[7] Cet accord des Nations Unions, ratifié par l’Espagne, a pour objet (article 5) la prévention et la punition du délit de génocide ; il se borne à signaler qu’il faut punir, outre ce qui relève des délits de génocide, tout acte consistant en « instigation directe et publique à commettre un génocide ». L’Espagne a également signé le Pacte International de Droits civils et politiques qui établit (art. 22, paragraphe 2) que « toute apologie de la haine nationale, raciale ou religieuse qui puisse constituer une incitation à la discrimination, l’hostilité ou la violence sera interdite par la loi ». D’autres articles du CP espagnol qui visent des actes proches des conduites poursuivies sont le 615, qui établit que « la provocation, la conspiration et la proposition pour l’exécution des délits contre la communauté internationale seront punis avec un ou deux degrés de gravité de moins par rapport aux peines encourues pour la commission des délits mentionnés » ; l’article 510.1, introduit dans le Code Pénal de 1995 comme conséquence directe de la doctrine instaurée par ce Tribunal dans la STC 214/1991, punit d’une peine de prison de un à trois ans et astreinte financière de six à douze mois ceux qui provoqueraient à la discrimination, à la haine ou à la violence contre des groupes ou des associations, pour des motifs racistes, antisémites ou d’autres se rapportant à l’idéologie, à la religion ou aux croyances, à la situation familiale, à l’appartenance à une ethnie ou race, à l’origine nationale, sexe, orientation sexuelle, maladie ou handicap. »

[8] En espagnol « evidencia » signifie exactement évidence, et non pas comme en anglais « preuve ».

[9] Pas plus que précédemment, il n’est mentionné le meurtre de masse, improvisé ou dans des installations conçues à cet effet. Précision valable pour tout le document officiel, y compris les allégations des magistrats hostiles à l’arrêt rendu par le Tribunal constitutionnel.

[10] « inane » : vain, futile.