08/07/04 - Deux islamistes remis en liberté par le tribunal après dix-huit mois de détention provisoire
par Piotr Smolar, Le Monde, 8 juillet 2004
L'un, Karim Bourti, est petit, porte barbe noire et queue de cheval, et parsème ses déclarations de versets du Coran en arabe. L'autre, Ruddy Terranova, a une carrure d'athlète, s'est rasé les cheveux et la barbe, avale ses mots et fait preuve d'un redoutable sens de la formule, renvoyant parfois l'accusation dans ses filets. Tous deux sont salafistes et ont participé à l'agression, le 21 décembre 2002, d'Abderrahmane Dahmane, président de la Coordination des musulmans de France, à la sortie d'une mosquée parisienne.
Condamnés respectivement par le tribunal correctionnel de Paris, mardi 6 juillet, à des peines de 6 et 10 mois de prison pour "violences en réunion", ils sont aujourd'hui libres, après dix-huit mois de détention provisoire. Le tribunal a estimé que le parquet, représenté par l'ancien juge d'instruction de l'affaire d'Outreau, Fabrice Burgaud, n'était pas fondé à réclamer 6 et 3 ans d'emprisonnement au nom de la classique "association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste".
Il a beaucoup été question des circonstances de l'agression. Le président, Jean-Claude Kross, a détaillé jusqu'au moindre détail les gestes et les motivations des deux prévenus. En ce 21 décembre Abderrahmane Dahmane se trouvait dans la mosquée Omar, dans le 11e arrondissement de la capitale. Le président de l'association qui gère cette mosquée lui avait fait part de sa préoccupation : un groupe de salafistes tentait d'y prendre le pouvoir, religieux et financier.
A sa sortie, M. Dahmane était pris à partie en raison de propos critiques tenus à la télévision contre les islamistes radicaux. Ruddy Terranova reconnaît lui avoir donné un coup de poing, en présence d'un petit groupe. "Si j'avais mis toutes mes forces, il aurait fait une petite sieste", remarque Ruddy Terranova, qui se dit "impulsif". Le président cherche des traces de préméditation. Pas du tout, assure Karim Bourti, "c'est un flash qui est venu comme ça". Me Michel Konitz, avocat de Ruddy Terranova, s'impatiente : "J'attends qu'on parle de choses sérieuses !"
Le président du tribunal vient à cette fameuse "association de malfaiteurs". Il cite des rapports de police, évoque des informations de la direction de la surveillance du territoire (DST) issues d'une autre instruction. Oui, Karim Bourti a déjà été condamné dans le cadre du réseau Saïki, démantelé avant la Coupe du monde de football 1998. Oui, il a envoyé des mandats à des prisonniers islamistes célèbres. Oui, il a participé, avec Ruddy Terranova, au prélèvement de la zakat, le don des fidèles. Tous deux symbolisent la frange la plus radicale de l'islam. Mais les indices matériels fondant une entreprise terroriste manquent, à l'instar de ce dialogue entre le président Kross et Karim Bourti, que le magistrat interroge sur des articles relatifs à des attentats chimiques, retrouvés chez lui.
" Je n'ai pas le droit de lire les journaux ?
- Si, mais le tiercé, c'est mieux.
- Le tiercé, c'est péché pour un musulman.
- Vous auriez pu lire L'Equipe, alors."
Les débats stagnent. Les prévenus éludent les questions, jurent leur bonne foi. "Je transmets la tolérance, l'adoration d'Allah, l'amour", ose Karim Bourti, tandis que Ruddy Terranova cite Platon et Spinoza et assure qu'il s'est converti à l'islam parce que sa femme, sénégalaise, le lui avait demandé. "On ne va pas y arriver, M. Terranova, vous êtes une savonnette !", soupire Jean-Paul Kross, avant de s'interroger : "Le billard, c'est autorisé par l'islam ?"


" Procès en religion"
Dans un long discours à peine audible, jalonné de liens obscurs, le substitut du procureur Fabrice Burgaud dessine une constellation terroriste autour du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), dans laquelle apparaissent les deux prévenus. Mais les amitiés douteuses et la foi radicale revendiquée suffisent-elles à constituer un dossier à charge en matière terroriste ?
" Il n'y a rien de plus intolérable qu'un procès en religion, plaide Me Konitz. Je pensais naïvement qu'un terroriste, on le filait, on le plaçait sur écoutes. Il y a des procédures cosmétiques, esthétiques." Me Laurent Pasquet Marinacce, avocat de Karim Bourti, dénonce à son tour le "portrait impressionniste et diabolique" dressé par l'accusation. Il viserait à la "criminalisation de comportements idéologiques".